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« Culture du risque : peut-on se préparer au pire ? »

Les opérations de sensibilisation sont-elles suffisantes pour anticiper les catastrophes de demain ? Deux intervenants de l’événement consacré à la résilience des villes, organisé les 4 et 5 octobre à Rouen et dont « Le Monde » est partenaire, livrent leur analyse.

Le Zouave du pont de l’Alma, le 3 juin 2016, après de fortes pluies à Paris.

Le Zouave du pont de l’Alma, le 3 juin 2016, après de fortes pluies à Paris. 

« Face au réchauffement, le temps n’est plus à la pédagogie »

Tribune. Est-ce que seules les personnes bornées se noient et seuls les parieurs compulsifs subissent des pertes dues aux inondations ? En mettant l’accent sur les retours d’expérience, la culture du risque et la responsabilisation, les politiques actuelles invitent à ce questionnement. Elles supposent que les parties prenantes doivent être conscientes des dangers auxquels elles s’exposent, savent ce qu’il faut faire et ont la capacité de s’engager dans des actions de réduction des risques ou d’adaptation efficaces. On déduit en général de ces croyances que de nouvelles campagnes de communication sont nécessaires et suffisantes pour corriger ce qui relèverait de l’erreur de jugement et du manque de motivation.

L’été 2021 a vu se succéder inondations, canicules, feux de forêts, tempêtes, etc. A chaque événement, les décès et les pertes nous sont insupportables, parce qu’à force de revenir inlassablement faire la « une » des médias, ils nous semblent anticipables et évitables. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) répète depuis trente ans que le réchauffement climatique augmente la probabilité et l’intensité des événements graves. Alors, faut-il se lancer dans une nouvelle campagne de pédagogie ?

En Ile-de-France, après l’exercice Sequana, qui a simulé en 2016 une crue majeure de la Seine, puis les inondations bien réelles de 2016 et de 2018, moins de la moitié des habitants vivant en zone inondable en ont conscience, malgré les campagnes annuelles de sensibilisation. L’expérience directe est pourtant le facteur le plus puissant de prise de conscience et d’action de réduction des risques ou d’adaptation. Comment la pédagogie pourrait-elle faire mieux que l’expérience directe ?

Les élus et décideurs ne sont pas en reste. Cet été, à Liège (Belgique), les autorités ont donné un ordre d’auto-évacuation du centre-ville pendant les inondations, en demandant aux personnes qui ne pouvaient pas partir – les plus vulnérables – de monter dans les étages. Ce choix a alimenté les rumeurs d’une rupture imminente du barrage en amont, nourrissant la panique et aggravant la crise. Ce qui se traduit par « sauve qui peut et malheur aux victimes » est à l’opposé du consensus historique faisant de la protection contre les catastrophes un droit garanti par l’Etat-providence.

Depuis l’ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans (Etats-Unis), en 2005, les retours d’expérience montrent pourtant l’impossibilité d’une « auto-évacuation » et les dangers des mesures qui ne visent pas d’abord les plus vulnérables. La focalisation sur la culture du risque pourrait conduire à blâmer les plus exposés davantage qu’à chercher des solutions. Les communes à risque se voient souvent attribuer des responsabilités croissantes sans les ressources pour y faire face. Et si les personnes les plus vulnérables sont les plus exposées, c’est parce que leur choix de logement est contraint par la financiarisation des marchés immobiliers.

Que se serait-il passé si toutes les personnes affectées avaient les polices d’assurance les plus complètes ? Si elles avaient été parfaitement entraînées ?

La réponse à ces événements combine traditionnellement grands projets d’infrastructures et élans ponctuels d’émotion. Mais les investissements requis sont très importants et les projets doivent désormais être redimensionnés en raison de l’augmentation des incertitudes et de l’intensité croissante des événements. Même en poussant jusqu’au bout les logiques des politiques actuelles, que se serait-il passé si toutes les personnes affectées avaient les polices d’assurance les plus complètes ? Si elles avaient été parfaitement conscientes des risques, informées, entraînées ? Si tous les logements avaient déjà été aménagés au plus haut niveau d’adaptation ? Si toutes les zones affectées avaient été inconstructibles, voire inoccupées ? En allant plus loin, et si les services publics avaient été mieux dotés ? Si les logements étaient répartis de façon aléatoire et non concentrés en agglomérations ? Si leur localisation était répartie entre les habitants par tirage au sort ? Si les plus vulnérables n’étaient pas les plus exposés ? Si les actionnaires des entreprises qui contribuent le plus au changement climatique avaient été les premiers touchés ?

Toutes ces questions ne conduisent pas à des solutions, mais elles révèlent les impensés. Les réponses comptables nous renseignent sur la valeur que nous donnons à la vie humaine. Celles portant sur l’attention accordée aux plus vulnérables manifestent notre degré de civilisation. La communauté scientifique met en avant deux leviers d’action : les solutions basées sur la nature et la réduction des inégalités.

Des idées radicales ont été proposées, comme la libération du foncier ou de l’immobilier des logiques financières ou héréditaires. A rebours de l’artificialisation des sols, les solutions basées sur la nature préconisent la renaturalisation des territoires exposés et des centres urbains. Quant aux inégalités, y compris d’accessibilité pour les personnes handicapées, d’accès aux soins et aux services publics, elles sont renforcées par les catastrophes et participent à l’aggravation des crises.

Ces leviers ne sont pas des politiques sectorielles et leurs effets sur les risques sont indirects. Mais contrairement aux solutions traditionnelles – par les infrastructures et les expropriations –, miser sur la qualité de vie et la solidarité a des avantages collatéraux. Même si les effets sur la réduction des catastrophes finissaient par se révéler décevants, ce type de politique ne nécessite pas des budgets très importants et n’implique pas de contraintes trop fortes pour la population. Cela pourrait créer un large consensus.

Samuel Rufat est maître de conférences en géographie et aménagement du territoire à CY Cergy Paris Université, membre de l’Institut universitaire de France et de l’Association française pour la prévention des catastrophes naturelles.

Ivan Boissières, Directeur général de l’ICSI, Institut pour une culture de sécurité industrielle

« Les comportements en temps de crise dépendent de la lente construction des liens en temps de paix »

Tribune. « Aujourd’hui, 90 % des Français se sentent mal informés sur les risques que présentent les installations industrielles et chimiques et 10 % à peine affirment savoir comment réagir si un accident se produisait près de chez eux ! » Voilà ce que nous révélait, en juin 2020, le rapport de la commission d’enquête du Sénat sur l’accident de l’usine Lubrizol.

Mais que s’est-il passé depuis l’accident d’AZF, en 2001, à l’origine de nombreux dispositifs réglementaires inscrits dans la loi Bachelot sur la prévention des risques technologiques (2003) ? Des instances de concertation, qui devaient favoriser l’ouverture et le dialogue entre l’industrie et son territoire, avaient alors vu le jour : comités locaux d’information et de concertation (CLIC), puis commissions de suivi de site (CSS), ont pour la plupart eu une activité soutenue lors de la mise en place des plans de prévention des risques technologiques (PPRT). Leur objectif était bien de faire de l’information des populations sur les risques majeurs un des piliers des politiques de prévention.

Mais avec l’accident de Lubrizol, force est de constater un essoufflement de ce volet. Lorsque le risque ne se voit plus – en l’absence d’accident industriel majeur sur le territoire –, la mobilisation s’étiole. Et dans la nuit du 25 au 26 septembre 2019, la réaction des riverains de l’usine Lubrizol – qui ne savaient ou ne comprenaient pas ce qui se jouait sur le site industriel – a révélé un manque criant d’information aux populations.

Les tables rondes du risque industriel organisées à la suite du Grenelle de l’environnement ont permis de faire travailler ensemble les associations, les industriels, les syndicats, les élus et l’administration

En matière de culture de sécurité, les comportements des différents acteurs en temps de crise dépendent de la lente construction des liens en temps de paix. Eviter des réactions de panique ne se joue pas entièrement le jour de l’accident, par une communication de crise qui serait adaptée et bien conduite. Cela avait déjà été relevé, après AZF, dans le rapport du débat national sur les risques industriels remis par Philippe Essig au Premier ministre en 2002 : « Il faut développer une culture de sécurité qui réponde aux exigences de notre époque. Non pas une culture de la peur ou de l’indifférence, mais une culture de la « connaissance responsable », qui permette d’accepter les situations réelles dans lesquelles on vit, et « participative » pour fixer les choix d’actions pour l’avenir. »

Les instances de concertation, si elles peuvent et doivent être améliorées dans leur fonctionnement pour mieux inclure l’ensemble des participants, sont utiles. Mais il existe également d’autres initiatives, nationales ou locales, qui ont porté et portent encore leurs fruits. On pense par exemple aux tables rondes du risque industriel organisées à la suite du Grenelle de l’environnement, en 2009. Elles ont permis de faire travailler ensemble les associations, les industriels, les syndicats, les élus et l’administration, et ont abouti à un consensus autour de 33 propositions concrètes pour mieux gérer les risques industriels.

D’autres initiatives, à un niveau local, doivent également être valorisées et pourquoi pas dupliquées, comme la conférence riveraine mise en place à Feyzin depuis 2007. Dans cette commune du Grand Lyon, touchée en 1966 par l’explosion de la raffinerie Rhône-Alpes, une étude sociologique avait permis d’identifier les besoins de la population. Le maire, les industriels et les associations locales ont alors décidé de créer une structure avec une représentation dominante des citoyens pour se rencontrer régulièrement et dans la durée. Ce type d’initiative mérite que l’on s’y intéresse, pour proposer de nouvelles modalités de concertation citoyenne.

Ivan Boissières est directeur général de l’ICSI, Institut pour une culture de sécurité industrielle.

Samuel Rufat(maître de conférence en géographie et aménagement du territoire à CY Cergy Paris Université) et Ivan Boissières(Directeur général de l’ICSI, Institut pour une culture de sécurité industrielle)

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