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Juliette Roche, l’insolite

Sous l’égide de la Fondation Albert Gleizes, le musée des beaux-arts de Besançon présente l’œuvre multiforme de Juliette Roche, artiste-femme méconnue des avant-gardes artistiques du début du XXe siècle. Un vaste ensemble de peintures, de dessins et d’œuvres d’art décoratif permettent de prendre la mesure d’une production originale, en grande partie inédite. Cette première rétrospective de Juliette Roche depuis les années 1960 vise à faire découvrir une artiste-femme méconnue, peintre, dessinatrice et écrivaine. « Nous aimons trop de choses différentes », affirmait cette artiste, dont l’œuvre très personnelle reflète plusieurs évolutions picturales de cette période.

L’exposition s’attache à cerner l’évolution esthétique et le contexte de création d’une figure inscrite dans les communautés artistiques de son temps, éclipsée par la célébrité de son époux, le cubiste Albert Gleizes. Avec cette exposition, l’artiste devrait faire son entrée définitive dans l’histoire de l’art moderne.

Juliette ROCHE, Autoportrait à Serrières, vers 1925, huile sur carton © Dépôt de la Fondation Albert Gleizes au musée Estrine, Saint-Rémy-de-Provence,

Peu exposée de son vivant, Juliette Roche, à la fois insolite et discrète, mêle à ses débuts les influences esthétiques. Élève des peintres Maurice Denis et Paul Sérusier à l’Académie Ranson, elle hérite des formes simples, du caractère décoratif et de l’univers symboliste du groupe des Nabis.
Dans ses peintures, elle renouvelle les genres traditionnels par une grande liberté de ton. Elle représente des jardins publics, des scènes urbaines et des lieux de divertissements (sportifs notamment) et montre un intérêt marqué pour le thème du masque. Sa fréquentation dès 1913 des « cubistes des Salons », dont son futur mari, Albert Gleizes, est une figure majeure, la conduira cependant à rythmer ses compositions de découpes géométriques.

À New York durant la Première Guerre mondiale, elle participe au groupe Dada aux côtés de Marcel Duchamp et de Francis Picabia qui fait son portrait en manomètre. Ces rencontres introduisent dans la pratique de Juliette Roche l’étrange et l’ironie, sensibles dans ses écrits de l’époque, qui comprennent des compositions typographiques très novatrices.
Elle interrompt ce séjour américain en passant l’année 1916 à Barcelone. Tant à New York, où le monde du spectacle lui inspire de nombreuses compositions, qu’à Barcelone, où elle représente le défilé des passants sur les Ramblas, elle traduit en courbes et contrecourbes le dynamisme de la ville moderne.

Malgré son inachèvement, sa peinture monumentale American Picnic (1918), stupéfiante relecture de La Danse de Matisse, propose sa vision utopique d’un Âge d’or où les considérations ethniques et la différenciation des sexes n’auraient plus cours. Chef-d’œuvre de la période américaine de Juliette Roche, cette peinture, frappante par son format (presque 4 m de long) et la vivacité de son coloris, est cependant longtemps restée clandestine. Peinte dans le secret d’un atelier new-yorkais, laissée inachevée et ramenée en France après la Grande guerre, American picnic est exposé ici pour la toute première fois.

Juliette ROCHE, Sans titre, dit American Picnic, vers 1918, huile sur toile © Paris, Fondation Albert Gleizes,

Cette représentation d’un Âge d’or utopique mêle des références diverses en un tout d’une puissante originalité. La scène se déroule sur une prairie verdoyante et doucement vallonnée dont les formes synthétiques sont encore redevables à l’esthétique nabie et plus lointainement à l’influence de Paul Gauguin. Les groupes de danseurs stylisés qui évoluent dans ce paysage édénique font aussi penser à La Danse d’Henri Matisse que Juliette Roche avait pu admirer au Salon d’automne de 1910. La nudité qui caractérise ces « peaux-rouges » androgynes se retrouve chez les trois femmes, une noire, une blanche et une rouge, qui semblent flirter sur un tapis couleur safran au centre de la composition, tandis que des félins défilent parmi des champignons géants. Restée vêtue, Juliette Roche s’est représentée à droite en un tendre conciliabule avec une amie, une ethnologue américaine, tout en fixant le spectateur. Entre les figures du premier plan, l’artiste a étrangement commencé à reporter des motifs géométriques relevés sur des céramiques navajos ou hopis qu’elle avait pu étudier dans des musées new-yorkais.

Hommage aux peuples natifs de l’Amérique, cette stupéfiante peinture, dont le style ne doit plus rien au cubisme, est sans équivalent pour l’époque. Juliette Roche en fait un plaidoyer humaniste en faveur du dialogue interethnique et transculturel, tout autant qu’une rêverie primitiviste autour d’un monde sans hommes.

Après la Première Guerre mondiale, Juliette Roche multiplie les natures mortes, les portraits féminins et les autoportraits, tout en se consacrant à des travaux d’illustrations et d’art décoratif, comme en témoignent d’étonnants panneaux de céramiques reprenant ses thèmes de prédilection.

Réapparu à l’occasion de son séjour à Barcelone, le genre de la nature morte prend une place prédominante dans l’œuvre de Juliette Roche durant l’entre-deux-guerres. Les bouquets de fleurs en sont les motifs les plus courants, avec des fruits et divers objets, dont une statue africaine ou un aquarium que l’on retrouve parfois à l’arrière-plan. Très méditées, les compositions se déploient dans des cadrages resserrés, traduisant la volonté de l’artiste d’envahir tout l’espace pictural. Le style de ces peintures traduit un certain éclectisme : Roche passe tour à tour d’une facture réaliste à des compositions presque abstraites, dont les perspectives relevées rappellent le cubisme. Dans ces natures mortes aux coloris contrastés, Roche saisit la moindre occasion pour en renforcer la dimension ornementale. À deux reprises, elle fait figurer dans ces peintures des œuvres d’Albert Gleizes. Dans sa Nature morte aux estampes, où perce une certaine ironie, elle pose cavalièrement ses objets sur des illustrations conçues par son mari en 1922.

À son retour de New York en 1919, Juliette Roche reprend la galerie d’autoportraits qu’elle avait débuté dans les années 1910 (beaucoup ne sont plus connus que par la photographie). Celui qu’elle peint à Serrières vers 1925 la représente en garçonne portant un costume masculin, signe de son émancipation comme femme et comme artiste. Dans cette peinture au format imposant, Roche fixe avec assurance le spectateur, comme dans son ultime autoportrait au cadrage plus resserré qui la montre, bien plus tard, portant le deuil de son mari. Dans une période de retour à une figuration plus traditionnelle et de remise en cause des avant-gardes, Juliette Roche multiplie les portraits qui ont pour caractéristique notable de ne recourir qu’à des modèles féminins. Souvent anonymes, amies ou connaissances se silhouettent dans un environnement décoratif qui reste la marque du style de l’artiste.

Juliette ROCHE, Jardin animé des Méjades à Saint-Rémy-de-Provence, vers 1945-1950, huile sur toile © Dépôt de la Fondation Albert Gleizes au musée Estrine, Saint-Rémy-de-Provence,

À partir de 1926, Juliette Roche et son mari s’installent une partie de l’année aux Méjades leur propriété de Saint-Rémy-de-Provence, dont ils vont tenter de ranimer la vocation agricole. Il faut cependant attendre la fin de la Seconde guerre mondiale pour que Roche se décide à représenter son environnement immédiat. Renouant avec ses scènes urbaines des années 1910, elle s’intéresse alors de près aux marchés de Saint-Rémy ou d’Avignon dont elle décrit l’animation dans des coloris soutenus. La retiennent aussi les terrasses de café grouillantes de touristes de la cité des Papes, moins huppées peut-être que celle de la brasserie parisienne qu’elle avait brossée dans les années Trente (Terrasse du Scossa, 1936). Ultime jardin dans l’œuvre de Juliette Roche, celui des Méjades propose une vision exubérante de son lieu de vie et de création. Dans un tourbillon de touches multicolores, qui n’est pas sans raviver le souvenir de Vincent Van Gogh, chats et chiens se mêlent aux humains dans une joyeuse promiscuité.

Juliette Roche et son mari, Albert Gleizes à New York

En 1927, avec son mari, elle fonde à Sablons (Isère), les « Coopératives artistiques et artisanales de Moly-Sabata », résidence d’artistes toujours en activité sous l’égide de la Fondation Albert Gleizes. Elle cesse de peindre après la disparition de son mari en 1953. L’exposition qui comprendra une centaine de peintures, dessins et céramiques, pour la plupart inédits et provenant de la Fondation Albert Gleizes, retracera la trajectoire artistique et littéraire de Juliette Roche. Celle-ci sera éclairée par une large présentation de ses archives personnelles afin de cerner au plus près l’identité de celle qui se désignait comme « la dame en peau de léopard » qui « boit du whisky et parle d’art » (Demi-cercle, 1920).

L’exposition s’accompagne d’un catalogue scientifique, premier ouvrage consacré à Juliette Roche, dirigé par Christian Briend, administrateur de la Fondation Albert Gleizes et conservateur au Centre Pompidou, musée national d’art moderne. Conçue en partenariat avec la Fondation Albert Gleizes par le musée des beaux-arts et d’archéologie de Besançon, le MASC, Musée d’Art Moderne et Contemporain des Sables d’Olonne et le Musée Estrine de Saint-Rémy-de-Provence, l’exposition sera présentée dans ces deux dernières institutions en 2022.

UP’Mag

Expositions :

  • Besançon, musée des beaux-arts et d’archéologie « 1884-1980 Juliette Roche L’insolite », du 19 mai au 19 septembre 2021;
  • Les Sables-d’Olonne, MASC – Musée d’Art moderne & contemporain, du 6 février au 22 mai 2022 ;
  • Saint-Rémy-de-Provence, Musée Estrine, du 9 juillet au 23 décembre 2022.

Image d’en-tête : Portrait de Juliette Roche― Studio Francis de Jongh, Lausanne, 1911– Centre Pompidou, bibliothèque Kandinsky (Fonds Gleizes)

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