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Doit-on envisager un monde sans démocratie ?

Aurélie Filippetti, Cynthia Fleury, Dominique Reynié et Pierre-Henri Tavoillot ont débattu  dimanche, de l’avenir (incertain) de la démocratie, notamment face au dérèglement climatique.

Pierre-Henri Tavoillot, Aurélie Fillipetti, Cynthia Fleury et Dominique Reynié lors de la conférence « La démocratie a-t-elle encore un avenir ? », animée par Florent Georgesco dans le cadre du « Monde Festival » à l'Opéra Bastille, à Paris, le 6 octobre.

Pierre-Henri Tavoillot, Aurélie Fillipetti, Cynthia Fleury et Dominique Reynié lors de la conférence « La démocratie a-t-elle encore un avenir ? », animée par Florent Georgesco

« Nous sommes dans un cycle historique où il est possible de faire sérieusement l’hypothèse d’une sortie du moment démocratique », lance d’emblée le politiste Dominique Reynié. Le ton est posé dans le studio de l’Opéra Bastille, dimanche 6 octobre, alors que s’ouvre à peine la conférence « La Démocratie a-t-elle encore un avenir ? », animée par Florent Georgesco et réunissant également l’ancienne députée et ministre Aurélie Filippetti, la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, ainsi que le philosophe Pierre-Henri Tavoillot.

Le constat de la crise du régime démocratique est unanime entre les quatre intervenants. L’analyse des causes est moins consensuelle. Dominique Reynié cite le problème de « l’espace public disloqué, saturé d’émotions », l’effritement du « consensus sur les valeurs fondamentales qui nous réunissent » ou bien la montée en puissance de pays comme la Chine, qui réfutent ouvertement les valeurs-socles de la démocratie. Cynthia Fleury renchérit avec le « retour liberticide d’une grande société de surveillance » ou encore « l’autonomisation de la sphère financière de la sphère politique ».

Aurélie Filippetti, tout en rappelant que « les débats sur la crise de la démocratie sont aussi vieux que la démocratie elle-même », estime, elle, que ce régime est aujourd’hui menacé par la montée des inégalités et la « sécession des élites ». « La réflexion sur la démocratie doit s’articuler avec réflexion sur ce qu’est ce “demos” au nom duquel on va exercer, qui est le peuple et comment il s’exprime », insiste-t-elle.

« L’idée délétère de la démocratie est de penser qu’on a rencontré le peuple, qu’on peut parler en son nom », lui répond Pierre-Henri Tavoillot, qui juge que le principal problème de la démocratie est plutôt celui de l’efficacité. « L’éloge du demos [le peuple] ne doit jamais se faire au détriment du cratos [le pouvoir] », dit-il.

« Il y a de vrais dysfonctionnements de la représentativité »

Le débat s’emporte rapidement entre les deux intervenants, qui s’opposent sur le diagnostic, et donc sur les solutions. Pour l’ancienne ministre, la démocratie représentative ne suffit plus. Elle en veut pour preuve la crise des « gilets jaunes » et l’exigence de plus de démocratie participative, ou directe, qu’elle appelle elle-même de ses vœux, notamment sur les sujets environnementaux. La question est moins, pour Aurélie Filippetti, celle de la décision que celle de la manière de délibérer dans un régime « jamais achevé » et appelé, par essence, à évoluer constamment. Cynthia Fleury approuve :

« Il y a de vrais dysfonctionnements de la représentativité de notre représentation, nous devons essayer de l’améliorer. Nous pouvons construire une rationalité publique avec d’autres outils que ceux, classiques, de la représentation, car nous n’avons jamais eu, dans les démocraties occidentales, un peuple aussi qualifié, aussi possiblement compétent, et nous avons à mettre cette compétence au service de l’intérêt général. »

Une gageure pour Pierre-Henri Tavoillot, pour qui la démocratie directe est irréalisable dans la mesure où l’intégralité des citoyens ne peut pas prendre part à une décision ou une délibération. Ce type de fonctionnement démocratique serait, selon lui, capté par des militants, des minorités actives :

« Ce sera l’usurpation du peuple, l’usurpation de l’intérêt général par des intérêts particuliers. La vraie crise de la démocratie ne se situe pas dans la représentation du “demos”, mais dans l’efficacité du pouvoir démocratique, et ce genre de chose [les processus de démocratie directe ou participative] va encore complexifier la prise de décision. »

Survivre à la « fin de l’abondance » ?

Mais si l’adaptation de la démocratie représentative ne suffisait pas à sauver la démocratie ? A l’heure de l’urgence climatique et de la remise en cause du système économique qui a accompagné le développement de la démocratie en Occident depuis deux siècles, c’est la pertinence même du « pire des régimes à l’exception de tous les autres » qui est questionnée. « Les démocraties sont-elles capables de traverser un siècle où nous aurions à vivre la sortie de l’abondance (…), alors que cet horizon-là avait toujours été donné aux citoyens ? », s’interroge Dominique Reynié, qui se demande si ce régime restera « désiré par ceux-là même qui seront confrontés à l’obligation de se déprendre de ce qu’on leur avait promis ».

« Si on creuse le fossé des inégalités, alors on creusera la tombe de nos démocraties et on ouvrira la voix aux régimes autoritaires, avertit Aurélie Filippetti. Tous ceux qui se battent pour la justice sociale se battent aussi pour la vitalité de la démocratie. »

« Nous avons [jusqu’alors] produit de la croissance en nous disant qu’elle se chargerait de la justice, cela est fini, enchaîne Cynthia Fleury, qui juge la situation, en écho à Dominique Reynié, inédite dans l’histoire de la démocratie. Nous sommes obligés de renverser [le raisonnement], de produire un système qui s’intéresse d’abord au juste et dont découlera un certain type de croissance. » Elle voit dans les « insularités », les initiatives locales, des solutions efficaces et inspirantes pour l’avenir. Mais ces « insularités » menacent-elles l’unité démocratique ? Et comment leur faire changer d’échelle pour répondre à un problème incontestablement mondial ? A ces questions-là, personne n’a (encore) de réponse.

Eléa Pommiers

« Le rapport à la tyrannie a changé, elle choque moins »

Alain Frachon, éditorialiste  analyse le recul des droits politiques et des libertés publiques dans plusieurs pays ayant un rôle-clé dans les grands équilibres internationaux.

L’historien américain Robert Darnton parle d’un bouleversement majeur qu’il appelle le « changement de climat politique ». Il s’agit d’un refroidissement. Nous vivons une époque de progression de l’autocratie et de régression de la démocratie, écrit-il dans le New York Times. Question légitime : va-t-on vers une marginalisation continue du mode de gouvernement démocratique ? Tendance de fond ou coup de froid passager ?

L’ONG Freedom House, qui scrute les mouvements de la démocratie, est pessimiste. « Pour la treizième année d’affilée, la démocratie décline dans toutes les régions du monde », disait-elle, fin avril, dans son document annuel sur les évolutions de la liberté (« Freedom in the World 2019 »). Le phénomène prend des formes différentes. Des Etats démocratiques évoluent vers la dictature. Certaines des plus établies des démocraties connaissent des tentations autoritaires. Enfin, de puissantes nations assurent la promotion de l’autocratie, présentée comme le régime politique de l’avenir.

De 2005 à 2018, un peu partout dans le monde, droits politiques et libertés publiques ont décliné. Attaché à défendre la singularité démocratique de l’Union européenne (UE), à quelques jours de l’élection de son Parlement, Jean-Dominique Giuliani, le président de la Fondation Robert Schuman, observe : « La balance entre Etats démocratiques et régimes autoritaires penche chaque jour un peu plus vers les seconds. » Même si l’UE, à Budapest ou à Varsovie, souffre de formes plus ou moins bénignes du virus autocratique, il y a un réel exceptionnalisme européen – à précieusement sauvegarder.

Chocs structurels et simultanés

Le mode de gouvernement démocratique céderait du terrain sous l’effet combiné de chocs structurels et simultanés : inégalités ; réchauffement climatique ; migrations ; révolution technologique permanente ; démolition du paysage médiatique par les réseaux sociaux. Face à la montée des périls, la tentation autoritaire se nourrirait d’une prétention supérieure à l’efficacité. On demande à voir. Pour comprendre l’éternelle renaissance de la tyrannie, Darnton, dans son article du New York Times (édition du 2 janvier 2019), conseille de relire Voltaire. Sur la séduction qu’exerce la dictature, on peut aussi remonter à Shakespeare, dit un autre grand sachem d’Harvard, l’érudit Stephen Greenblatt, dans son Tyrans, Shakespeare raconte le XXIe siècle (Prix Pulitzer, Saint-Simon, 186 p., 20 €).

Tenons-nous-en aux faits. « Le monde démocratique est fragilisé », conclut, sondages à l’appui, une étude passionnante menée dans 42 pays démocratiques et publiée cette semaine par la Fondation pour l’innovation politique – textes et infographies en accès libre sur le site Fondapol.org. En 1992, plus de la moitié des Etats de la planète étaient des démocraties, rappelle Dominique Reynié, le directeur de la Fondapol. La vague de démocratisation va se prolonger un moment, puis s’arrêter au début du XXIe siècle, dit M. Reynié.

Constat unanime au sein des 28 membres de l’UE : la démocratie « fonctionne mal ». Plus l’on va à l’est et au centre du continent et plus le jugement est sévère. Il n’empêche, dans une sorte de consensus churchillien, une écrasante majorité des personnes interrogées au sein de l’UE plébiscite la démocratie comme « le meilleur système de gouvernement possible » – et tout particulièrement la « démocratie représentative », n’en déplaise aux tenants de la démocratie « illibérale » et autres démago-nationalistes célébrant le culte du chef.

Trump facilite la banalisation

En ces temps de mondialisation avancée, ce qui change, c’est aussi le rapport à la tyrannie. Elle choque moins. On s’y fait et, si on ne la justifie pas, on l’admet – au nom de la lutte contre le djihadisme, de la non-ingérence, de la stabilité dans telle ou telle région ou tout simplement au nom du business. Ce n’est pas céder à une forme de néo-droit-de-l’hommisme benêt que de dire que l’Egypte du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi ressemble à ce qu’a été le Chili d’Augusto Pinochet.

On peut défendre le principe que les droits de l’homme ne peuvent être le déterminant principal d’une politique étrangère et s’interroger sur l’Arabie saoudite de Mohammed Ben Salman – commanditaire de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, ordonnateur de la torture de jeunes Saoudiennes qui ont eu le tort de défendre les droits des femmes ; l’Arabie Saoudite, où 37 « opposants » viennent tout juste d’être décapités au sabre et qui recevait au même moment la crème des investisseurs occidentaux venus prendre la saveur d’une future participation dans l’Aramco, la compagnie pétrolière nationale.

Donald Trump facilite cette banalisation de la dictature. Il aime le tyran Kim Jong-un, il trouve que Sissi « fait du bon boulot » et le jeune Ben Salman est un protégé. Sans doute faut-il être saisi d’une crise d’angélisme aigu pour s’en étonner. Tout cela redonne confiance aux tenants de l’autocratie. Plus besoin de singer les démocraties occidentales ; les autocrates font du prosélytisme. Ils vantent les mérites de leur système et diabolisent l’idée occidentale – décadente et déclinante, disent-ils.

La Chine de Xi Jinping exporte ses « applis » permettant d’instaurer le contrôle numérique d’une population. Dans un article écrit pour la Nezavissimaïa Gazeta (traduit et commenté sur le site de la Fondapol), l’essayiste russe Vladislav Sourkov dénigre la démocratie libérale. Il assure que le XXIe siècle sera dominé par le modèle poutinien de gouvernement, appelé à connaître un grand « succès à l’exportation ». Sourkov est l’un des conseillers de Vladimir Poutine qui communie avec ses alliés de l’ultradroite européenne dans la détestation de l’UE. « Pour la première fois depuis son avènement, la démocratie a perdu l’assurance d’inspirer le monde », écrit Dominique Reynié.

Alain Frachon (Editorialiste)

« L’écologie politique doit être un projet d’émancipation »

L’écologie peut-elle servir de réservoir à idées pour le renouvellement des partis de droite et de gauche ? La philosophe Corine Pelluchon avance, qu’au-delà des étiquettes politiques, celle-ci est une chance pour la démocratie.

Lors des élections européennes, presque toutes les formations politiques ont affiché leurs préoccupations écologiques. Mais à quoi l’écologie engage-t-elle ? N’est-elle qu’une composante au sein d’un programme politique ou bien la prendre au sérieux n’impose-t-il pas d’affirmer sa centralité ? La transition écologique exige, en effet, une reconfiguration du politique, un plan de reconversion de l’économie ainsi qu’un remaniement profond de ses valeurs et de la perception de la place de l’humain dans la nature.

On a vu les chasseurs se présenter comme les plus grands écologistes de France, sans s’inquiéter, par exemple, du fait que certaines pratiques traditionnelles comme la chasse à la glu tuent des oiseaux appartenant à des espèces protégées. Leurs amis, représentés par les candidats de l’actuelle majorité et, de manière générale, par les partis de droite, n’ont pas hésité à parler de l’érosion de la biodiversité. Qui, parmi ces nouveaux écologistes, a soulevé le problème de l’influence des lobbys, qui explique le blocage des réglementations proposées par la Commission européenne en matière d’énergie, de bien-être animal, d’alimentation, de protection des espèces menacées ? Quant à ceux qui insistaient sur la nécessité d’une approche holistique de l’écologie afin d’en souligner les enjeux moraux et civilisationnels, ils se sont réclamés de l’écologie intégrale, invoquant le droit à la vie pour condamner pêle-mêle l’accaparement des ressources, l’avortement et les procédures de limitation et d’arrêt des traitements chez un malade pauci-relationnel [dans un état de conscience minimal]. Le syncrétisme est à la mode. Tout le monde pioche çà et là, effaçant les sources, les triturant et transformant la pensée en idéologie. Si les partis de gauche n’ont pas su convaincre les électeurs, c’est aussi parce que la critique du capitalisme et le rejet d’un modèle de développement fondé sur le profit et l’exploitation illimitée de la Terre et des vivants ne suffisent pas à construire un projet politique innovant.

L’écologie exige la sobriété qui implique le désir

L’écologie n’est pas le supplément d’âme ou l’alibi d’une politique néolibérale ni une idéologie. Il s’agit d’un projet d’émancipation. Elle est une chance pour la liberté et la démocratie. C’est pourquoi elle ne saurait cautionner une politique de la peur. L’erreur des catastrophistes est de ne pas accompagner leur discours qui fait état de la gravité du réchauffement climatique par une réflexion sur les ressorts psychologiques de notre addiction à la consommation et de nos comportements écocides. Ce faisant, ils paralysent les individus ou renforcent leurs résistances au changement. L’écologie exige la sobriété qui implique le désir. Modifier durablement ses styles de vie et respecter la planète et les vivants suppose une transformation de soi, un élargissement de la sphère de sa considération où l’on éprouve le lien profond l’unissant aux autres, humains et non-humains.

« Pour notre bien et celui de l’humanité »

L’écologie s’inscrit dans un long processus d’émancipation. La fiction théorique du sujet pensé comme individu a permis de conférer à chaque personne des droits, d’abolir l’esclavage et d’affirmer l’égalité entre les hommes et les femmes. Ces progrès doivent être défendus contre toutes les tentatives visant à promouvoir une société close reposant sur l’appartenance ethnique et le refus de l’autre, consacrant les hiérarchies traditionnelles ou invoquant « pour notre bien et celui de l’humanité » la nécessité d’une tyrannie verte. Nous reconnaissons aujourd’hui que la limite à notre bon droit n’est pas seulement la liberté de l’autre être humain, mais également l’existence des autres vivants et le droit des générations futures à jouir de biens naturels et sociaux indispensables à la vie, à la liberté et à la paix. C’est en prenant au sérieux notre condition terrestre et notre dépendance à l’égard des écosystèmes et des autres formes de vie que nous pouvons affirmer qu’il n’y a qu’une seule Terre et une seule humanité et défendre les idéaux d’égalité, de liberté et de dignité attachés au projet civilisationnel des Lumières.

Un processus dynamique

Ainsi, c’est en s’affranchissant des présupposés dualistes caractéristiques des Lumières du XVIIIe siècle, qui séparaient la nature de la culture et faisaient de l’humain un empire dans un empire et même d’un certain type d’humain la norme, que l’on accomplit leur œuvre inachevée. Comme elles, l’écologie désigne un processus dynamique dans lequel rien n’est fixé à l’avance et qui requiert la liberté de pensée de chacun et la confiance en sa capacité à prendre en main son destin. Elle impose de nouvelles finalités politiques qui incluent, en plus de la sécurité et de la réduction des inégalités, la protection de la biosphère, le souci pour les générations futures et l’amélioration substantielle de la condition animale. Une des missions principales de l’Etat est de les adapter aux contextes géographiques et sociaux. Cela suppose de remettre l’économie au service de la vie, d’organiser les échanges et les différentes sphères d’activité, comme la santé, l’agriculture, l’élevage, la culture, la production d’énergie, les transports, en fonction de leur sens, de leur impact social et environnemental, et de la valeur des êtres impliqués. Enfin, les choix technologiques qui, de nos jours, sont dictés par une minorité se souciant uniquement de ses intérêts doivent répondre aux impératifs de justice et contribuer à la transmission d’un monde habitable.

Avec l’entrée de l’écologie en politique, le conflit n’est plus seulement entre la droite et la gauche, mais aussi et surtout entre ceux qui défendent un projet d’émancipation et ceux qui utilisent la politique pour asseoir leur domination. Bientôt, les partisans du retour à l’ordre moral, les pronucléaires, les champions de la géo-ingénierie et les pourfendeurs de la cause animale montreront leur vrai visage. L’écologie aura redistribué les cartes politiques, non pour en finir avec les partis, mais pour les obliger à montrer qui ils sont et dans quel monde ils veulent nous faire vivre.

Corine Pelluchon est philosophe et professeure à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée. Elle a notamment écrit Ethique de la considération (Seuil, 2018).

Le philosophe Pierre-Henri Tavoillot défend la démocratie libérale dans « Comment gouverner un peuple-roi ? »

A l’heure des « gilets jaunes » et du grand débat national, paraît une nécessaire défense de la démocratie libérale, justement bavarde et imparfaite.

Il est bon, parfois, que la démo­cratie vacille, qu’elle hésite, qu’elle s’interroge, qu’elle se découvre mortelle : elle est faite pour cela. C’est ce que montre Pierre-Henri Tavoillot dans son nouveau livre, Comment gouverner un peuple-roi ?, fouille systématique parmi les soubassements conceptuels et les règles qui fondent la pratique démocratique.

Le philosophe, maître de conférences à la Sorbonne et chargé de cours à Sciences Po, ne se réjouit certes pas des malheurs qui frappent ce régime incertain, qu’on voulait croire indépassable. Il sait même se faire inquiétant lorsqu’il évoque la Hongrie, la ­Pologne ou la Turquie, voire glaçant à propos de la haine djihadiste envers nos libertés. Mais c’est un virtuose dans l’art du contre. Nous sommes secoués ? Réveillons-nous ! Nous ne savons plus pourquoi nous sommes démocrates ? Magnifique occasion de pousser le doute à ses extrémités, pour en sortir ou non, peu importe. Au bout du compte, on sera plus lucide.

De Thucydide ou Platon à Tocqueville, en passant par Machiavel

Pierre-Henri Tavoillot évite, en somme, un premier piège : celui du catéchisme. Il ne récite pas les articles de foi du parfait démocrate, il ne chante pas d’hymnes. Il fait son métier de philosophe : il réfléchit pied à pied, modestement, rigoureusement, non sans élans d’ailleurs, ni sans humour, mais avec pour seul objectif de jeter un peu plus de clarté sur notre situation. La finesse de ses analyses y pourvoit efficacement, renforcées par la confrontation qu’il organise entre certaines sources classiques de la théorie démocratique – de Thucydide ou Platon à Tocqueville, en passant par Machiavel et la tradition des « miroirs du prince » – et les passions contemporaines.

Nous sommes secoués ? Réveillons-nous ! Nous ne savons plus pourquoi nous sommes démocrates ? Magnifique occasion de pousser le doute à ses extrémités

Pourquoi les reproches envers la démocratie ne cessent-ils de croître ? Pourquoi, au-delà des exemples mondiaux de son reflux, constate-t-on, en France même, une colère grandissante contre sa forme représentative, « oligarchique », entend-on régulièrement ? Mais parce que, sous sa forme libérale, la seule à pouvoir honorer la promesse d’émancipation qui la définit – « dès que la liberté cesse d’être son centre de gravité, elle est vouée à disparaître » –, elle est naturellement faible.

De fait, elle échoue souvent à représenter le peuple, elle peine à prendre des décisions urgentes, elle n’offre plus aucune transcendance aux citoyens. La question est alors : quelles solutions sont-elles « sur le marché des idées » ? C’est là que l’on retrouve Viktor Orban et ses amis, dont l’« illibéralisme » se pense comme une solution radicale à l’impuissance démocratique, mais aussi les tentations théocratiques.

Les formules d’Etienne Chouard

C’est aussi à ce point que l’on rencontre l’aspiration apparemment inverse à ce que Pierre-Henri Tavoillot nomme la « démocratie radicale ». A cet égard, il est éclairant de lire, en marge de son livre, Notre cause commune (Max Milo, 122 p., 12 €), l’opuscule qu’a fait récemment paraître Etienne Chouard, véhément promoteur du « référendum d’initiative citoyenne », le fameux « RIC », pour la promotion duquel cet enseignant ne craint pas de fréquenter les arrière-cours conspirationnistes, y compris du côté d’Alain Soral.

Il ne saurait être question, bien sûr, de comparer ce texte écrit à la va comme je te pousse, à partir de courtes prises de position rarement étayées et de très ­longues listes de citations brutes (et tronquées), au riche travail d’un philosophe comme Tavoillot. Mais voilà : Chouard, avec ses centaines de milliers de vues sur Youtube et la reprise systématique de ses formules dans les manifestations des « gilets jaunes » – tel le mantra « RIC en toute matière et écrit par nous-mêmes » –, exerce qu’on le veuille ou non une influence sur la société à laquelle peu de philosophes peuvent prétendre.

Un raisonnement fondé sur la pensée magique

Or il se trouve qu’il cristallise dans ­Notre cause commune quelques idées ­essentielles, toujours selon la logique du contrecoup, à l’argumentation de Tavoillot. Que veut Chouard ? Mettre fin au régime antidémocratique et oligarchique qui serait le nôtre, le pouvoir ayant été confisqué par des représentants qui ne représenteraient pas le peuple mais, du fait de leur propre extraction sociale, les plus riches. D’où le RIC, qui doit avant tout permettre de voter une nouvelle Constitution, laquelle réglerait le problème en instituant le tirage au sort de représentants révocables, lesquels, statistiquement, ne pourraient qu’être en majorité issus des classes populaires.

Soit un raisonnement fondé sur la pensée magique. Le peuple est ici un tout homogène et pur, de sorte que l’expression directe de sa volonté aboutirait nécessairement à l’égalité et au bonheur. Cela va tellement de soi pour Chouard qu’aucun autre argument n’est avancé : il suffit à tout d’arracher le pouvoir des mains de l’oligarchie. La différence de position sur l’échelle sociale remplace les différences d’opinion, la diversité d’approche de la complexité du réel, les sensibilités. On ne pense qu’en ouvrier, en employé ou en cadre supérieur.

A quoi servirait-il, dès lors, qu’on continue de se parler ? Pierre-Henri Tavoillot qui, à défaut d’avoir lu Etienne Chouard, a bien sûr observé la viralité de ce système de pensée, remarque que le tirage au sort ainsi conçu, « en prétendant “neutraliser” les conflits politiques », rendrait inutiles les campagnes électorales et déboucherait sur une démocratie « réduite au silence ».

Le bavardage démocratique est le mode d’exercice de la liberté du peuple, une manière pour celui-ci de se constituer comme tel

En cela, la « démocratie radicale » rejoint les tendances illibérales, voire théocratiques. Parler est hypocrite, inefficace ou impie, disent leurs adeptes. En effet, répond Pierre-Henri Tavoillot, le bavardage démocratique peut se perdre, et se perd, en réalité, très souvent, dans le brouhaha. Mais, à condition de le rendre réellement démocratique, c’est-à-dire de le transformer en délibération entre égaux, il est le mode d’exercice de la liberté du peuple et, au-delà, une manière pour celui-ci, réalité complexe dont le ­livre examine les multiples sens potentiels, de se constituer comme tel.

En entretenant la chimère d’une solution globale à l’ensemble des défauts de la démocratie libérale, les tenants de son dépassement, quels qu’ils soient, finissent tous par mettre en danger son ­fondement : cette liberté même, dont émerge un peuple. Un fondement qui est aussi un but, dans une circularité sans échappatoire, d’où certaines angoisses. Mais ce chemin de la liberté à la liberté dessine l’espace d’une progression continue, fondée sur la lucidité à l’égard aussi bien de l’inégalité, de l’inefficacité que de l’absence de sens.

« La démocratie, conclut Pierre-Henri Tavoillot, c’est l’extension du domaine de l’adulte », « la civilisation des grandes personnes ». C’est découvrir, à l’usage, que la vie est quelque chose qui vacille, et qu’il n’y a d’autre initiation à mener qu’à ce vacillement même, qu’à l’incertitude et à l’inabouti. Comment gouverner un peuple-roi ? a pour sous-titre Traité nouveau d’art politique. Pierre-Henri Tavoillot n’y défend pas telle ou telle politique : il profite des secousses actuelles pour remettre au centre la question du sens de la politique elle-même, et rouvrir le chantier de la transformation effective du réel. Ensuite, chacun dira ce qu’il veut faire.

Mais cela serait inutile si nous n’apprenions, ou ne réapprenions peut-être, cet art de la liberté qu’est l’art démocratique, fait de pensées divergentes et de constant bavardage. Peut-être ne résout-il rien. Mais, nous réapprend avec éclat ce livre réjouissant, il permet tout, et il ne dépend que de nous de l’utiliser pour ouvrir à l’infini le champ des possibles.

Qui peut se revendiquer du peuple ?

« La pire chose que l’on puisse faire avec les mots, c’est de capituler devant eux. » Les éditions Anamosa lancent, sous l’égide de George Orwell (1903-1950), une nouvelle collection, « Le mot est faible » – courts textes, centrés sur un terme que l’auteur devra arracher, selon la note d’intention, à « la langue du pouvoir » –, dont paraissent les deux premiers titres, Révolution, de Ludivine Bantigny (102 p., 9 €), et Peuple, de Déborah Cohen, déjà auteure de La Nature du peuple (Champ Vallon, 2010), qui se révèle une heureuse surprise.

Cette mise au point sur les potentiels politiques de ce mot qui « sert à tout mais n’était plus nulle part » va en effet au-delà de la simple perspective militante énoncée par l’éditeur. L’historienne, qui veut contribuer à « défaire la logique capitaliste », ne trahit pas le programme, mais elle déploie un discours réellement ­critique, et ne néglige pas de douter, de maintenir ouverts des points de fuite.

Qui peut se revendiquer du peuple ? Où peut-il trouver son unité ? Déborah Cohen examine toutes les positions en présence, avec un sens aigu des impasses conceptuelles, qui la fait déboucher sur une tentative passionnante, bien que partielle, militance oblige, de dépassement du plan conceptuel lui-même, dans une redéfinition « activiste » du peuple, pensé comme la totalisation concrète des luttes pour l’émancipation. « Peut-être, écrit-elle, comme en réponse à l’avertissement d’Orwell, n’avons-nous pas ­besoin du mot pour commencer à nous retrouver. »

Florent Georgesco

Claude Lefort, lecture salutaire contre les trolls « antisystème » pour qui les Français vivent déjà en dictature

A ceux qui affirment que nous vivons dans un Etat policier, la pensée du philosophe antitotalitaire, mort en 2010, démontre le contraire. La revue « Esprit » le rappelle dans un indispensable dossier.

Certains le font par désinvolture, d’autres parce que leur projet politique exige la désorientation des consciences, d’autres enfin y trouvent une pure jouissance morbide : un peu partout, ces temps-ci, des gens, de plus en plus nombreux, célèbres ou anonymes, intellectuels « radical chics » ou trolls « antisystème », parlent, écrivent, agissent comme si nous vivions déjà, nous autres Français, en dictature. Dans un Etat « policier ». Voire sous un régime « totalitaire ».

Aux plus honnêtes d’entre eux, on conseillera la lecture de l’indispensable dossier que la revue ­Esprit consacre à Claude Lefort (1924-2010), philosophe anti­totalitaire et penseur de la démocratie. Peut-être seront-ils alors à même d’entrevoir ceci : re­connaître la singularité de la vie démocratique, ce n’est aucunement s’arc-bouter sur l’ordre en place ni délégitimer sa contestation ; c’est, au contraire, mesurer le prix d’un espace à la texture fragile, tissé de droits conquis et de libertés ­vécues, de réflexes ­ordinaires et d’élans passionnés, espace lui-même indissociable de combats émancipateurs dont il demeure étroitement solidaire. Au milieu du brouhaha, malgré la mauvaise foi, on devrait pouvoir affirmer cela, comme le fit sans relâche Claude Lefort, dont toute l’œuvre tente de préserver la nécessité d’un double geste : soumettre la démocratie réellement existante à une critique impitoyable, dénoncer sans relâche ses limites, ses hypocrisies, ses compromissions, ses violences (policières, notamment) et, en même temps, ne jamais céder au périlleux ­confusionnisme qui conduit à ­occulter la différence avec les ­régimes autoritaires.

La démocratie « ensauvagée »

Cette tension maintenue, ce refus d’un relativisme qui « déchaîne la bêtise » rendent l’œuvre de Lefort particulièrement précieuse aujourd’hui. Ainsi sa pensée du conflit éclaire-t-elle d’une lumière originale les récents mouvements sociaux comme le rassemblement des « places » (Tahrir, Occupy Wall Street ou Nuit debout) ou la mobilisation des « gilets jaunes ». C’est du reste un aspect qui émerge de ce riche dossier élaboré par les jeunes philosophes Justine Lacroix et Michaël Foessel : loin de dépeindre Lefort en simple thuriféraire du parlementarisme, les contributions rassemblées font plutôt de lui un philosophe libertaire qui permet de tracer l’avenir d’une démocratie intégrale, radicale, bref « ensauvagée », selon le mot d’Antoine Guichoux. Par contraste avec la vitrification totalitaire, qu’il était l’un des rares à garder en mémoire, Lefort définissait la démocratie non comme un régime politique mais comme une forme de société qui valorise le dissensus, décide que le pouvoir est « un lieu vide » sur lequel personne ne peut mettre la main, et remet sans cesse en jeu la frontière entre ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas. Ce point fait ici l’objet d’une discussion entre ­Myriam Revault d’Allonnes, Jean-Claude Monod et Etienne Balibar, lequel a publié à l’automne un bel essai sur les ­mêmes enjeux (Libre parole, Galilée, 2018), où l’on croise bien sûr Lefort.

Refusant de réduire la démocratie à une procédure juridique, ce dernier n’en prenait pas moins au sérieux la question du droit. Jean-Yves Pranchère le rappelle dans un article remarquable où il démontre l’actualité de cette œuvre au crible des « populismes » ­contemporains : chez Lefort, qui fut un grand lecteur de Marx, la défense des droits de l’homme ne pouvait être caricaturée en hochet bourgeois, sans rapport avec la « chair du social » ; à ses yeux, ces droits fondamentaux demeuraient ­inséparables de la révolution ­démocratique, passée ou à venir. Toujours la même volonté de ne pas se laisser attraper par un réductionnisme ou un autre : Lefort se tenait « à égale distance des dérives de l’antilibéralisme qui ne peut être autre chose qu’une attaque contre les libertés publiques, et d’un retour dans les ornières d’un libéralisme marqué par la ­volonté de refréner, voire d’enrayer le processus démocratique », résume encore Pranchère.

Relative marginalisation

Si ce numéro de la revue Esprit vient consacrer un long compagnonnage avec un intellectuel qui fut longtemps proche d’elle, il fait néanmoins sa part à la dimension critique, interrogeant aussi les raisons de sa relative marginalisation, en France comme à l’étranger. Lefort n’a guère cherché la reconnaissance universitaire, souligne ainsi Olivier Mongin. Il ne ménageait guère les journalistes, témoigne Pierre Rosanvallon, qui se souvient de son « côté ombrageux ». Evoquant lui aussi son « haut orgueil », Pierre Manent en vient à saluer ce trait de caractère qui entrava certes sa popularité, naguère, mais qui aura préservé sa puissance critique jusqu’à aujourd’hui : « Sa colère aiguë et dédaigneuse contre tous les accaparements d’autorité, que celle-ci soit politique, sociale ou intellectuelle. »

Jean Birnbaum

« L’inquiétude démocratique. Claude Lefort au présent », Esprit, janvier-février 2019, 272 p., 20 €.

Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d’art politique,de Pierre-Henri Tavoillot, Odile Jacob, 358 p., 22,90 €.

Peuple, de Déborah Cohen, Anamosa, « Le mot est faible », 76 p., 9 €.

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