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CHRISTELLE ENAULT

Naissance du sentiment de la nature

 

Lorsqu’il écrit Les Rêveries du promeneur solitaire, entre 1776 et 1778, Jean-Jacques Rousseau a plus de 60 ans. Depuis 1762, date à laquelle le Parlement de Paris a condamné son Emile ou De l’éducation et décrété son arrestation, il vit en Suisse, avec le sentiment d’être persécuté par ses pairs. Ses déambulations solitaires dans une nature inviolée provoquent l’exaltation de ses sens. « Brillantes fleurs, émail des prés, ombrages frais, ruisseaux, bosquets, verdure, venez purifier mon imagination salie par tous ces hideux objets. Mon âme morte à tous les grands mouvements ne peut plus s’affecter que par des objets sensibles ; je n’ai plus que des sensations, et ce n’est plus que par elles que la peine ou le plaisir peuvent m’atteindre ici-bas », écrit-il dans la Septième Promenade.

Apologie d’un art nouveau du naturel

On aurait tort, pourtant, de décréter Rousseau amoureux des paysages sauvages parce qu’ennemi des hommes. Au contraire, « il est un des premiers penseurs occidentaux qui aiment à la fois la nature et la démocratie », souligne la philosophe de l’environnement Catherine Larrère, professeure émérite à l’université Paris-I. Bien avant ses déboires politiques, l’auteur du Contrat social, en effet, a déjà longuement évoqué ce « sentiment de la nature » : non pas comme une manière de s’isoler du monde, mais comme la revendication d’une vie différente de celle imposée par la société existante. Ainsi, et bien que les amours de Saint-Preux et Julie dans La Nouvelle Héloïse (1761) aient pour décor les grandioses sommets des Alpes, c’est dans un lieu on ne peut plus civilisé, le jardin de Julie, que s’exprime de la façon la plus précise sa sensibilité au vivant. Rousseau (voir extrait) fait dans ces pages l’apologie d’un art nouveau du naturel, qui s’inscrit dans une évolution subtile, mais profonde, de notre relation au monde.

Domestiquer et embellir la nature, tout en faisant en sorte que cela ne se voie pas : tel est le secret de Julie. « Quand Saint-Preux réalise que ce qu’il a d’abord pris pour une forêt vierge est en fait un paysage artificiel, il pense que ce travail a demandé beaucoup d’argent », poursuit Catherine Larrère. « “Pas du tout” , lui répond Julie. Et elle lui donne la formule du jardin : “La nature a tout fait mais sous ma direction.” Il s’agit non pas de fabriquer mais d’orienter les processus naturels, de faire en sorte qu’une plante en aide une autre. Dans le jardin de Julie, Rousseau, qui était un excellent botaniste, faisait en quelque sorte de la permaculture. »

Mélanger le sauvage et le cultivé

En mélangeant ainsi le sauvage et le cultivé, en rendant sensible, présent, le monde végétal, ce philosophe des Lumières défend l’idée que l’opposition entre la nature et la société peut être surmontée. En cela, il préfigure la question écologique qui se posera de façon aiguë deux siècles plus tard. « L’œuvre de Rousseau deviendra, rétrospectivement, l’un des foyers majeurs de l’exaltation romantique de la nature et de sa critique de la “civilisation” industrielle », rappelle le philosophe Serge Audier dans La Société écologique et ses ennemis (La Découverte, 2017). Mais le « sentiment de la nature », cette sensibilité au monde que Bernard Charbonneau, pionnier de l’écologie politique, qualifiera dans les années 1930 de « force révolutionnaire », s’ébauche en fait bien avant le XVIIIsiècle.

Pour saisir cette lente transformation, qui commence, discrètement mais sûrement, à fissurer l’impérialisme triomphant de l’homme sur son environnement établi par l’interprétation de la Genèse, il faut lire le passionnant ouvrage de l’historien britannique Keith Thomas, Dans le Jardin de la nature (Gallimard, 1985). Comme l’indique son sous-titre – La Mutation des sensibilités en Angleterre à l’époque moderne (1500-1800) –, la valorisation de la nature apparaît dès le XVIsiècle. « Une mutation lente, produit de déplacements souvent minuscules et cumulatifs », précise l’historien Jacques Revel, qui consacrait, en 1983, dans la revue Le Débat, un long article au livre de Keith Thomas. « La nature et les créatures vivantes avaient été pendant des siècles des compagnons intimes, mais dont on ne doutait pas qu’ils n’eussent d’autre fonction que de satisfaire aux besoins des hommes et dont l’agencement même, voulu par Dieu, n’avait de sens que par rapport à l’ordre humain. » Sous le microscope du naturaliste, mais aussi dans l’affectivité nouvelle qui entoure désormais les animaux ou les arbres, « ils vont progressivement acquérir un statut autonome, émancipé de toute destination humaine apparente, et faire l’objet d’une valorisation pour eux-mêmes ».

Qualités intrinsèques des espèces

Quelques exemples de ces déplacements « minuscules » ? La vogue massive de l’animal familier entre les XVIe et XVIIIsiècles : dans toutes les couches de la société anglaise, le « pet » devient presque un membre à part entière de la famille humaine, doté d’un nom et parfois d’une épitaphe. Ou encore les nouveaux codes de la classification naturaliste, qui ne se réfèrent plus aux besoins et aux usages des hommes mais aux qualités intrinsèques des espèces : les animaux ne se répartissent plus en catégories distinctes, selon qu’ils sont utiles, domestiques ou sauvages, comestibles ou impropres à la consommation, ou encore beaux, nobles ou monstrueux, mais en fonction de leurs caractéristiques propres.

Dans l’esprit des intellectuels de l’époque, la nature s’autonomise. La tendance s’accentue au XVIIIsiècle. On valorisait jusqu’alors les paysages fertiles et cultivés, car ils rappelaient l’effort de l’homme et sa mainmise sur la création : ils perdent soudain de leur charme. Les jardins tirés au cordeau, tondus de près et bien taillés, se voient remplacés, note Keith Thomas, par « un style typiquement anglais de jardins-paysages, si irréguliers que parfois on pouvait à peine les distinguer d’un champ non cultivé ». On retrouve là le jardin de Julie.

Dans le même temps, les paysages sauvages et stériles deviennent un must. « Plus la scène est sauvage, plus grand est son pouvoir d’exciter l’émotion. Les montagnes, que l’on exécrait au milieu du XVIIsiècle comme des “difformités” stériles, des “verrues”, des “furoncles” (…), étaient devenues, un siècle plus tard environ, les objets de la plus grande admiration esthétique », détaille Keith Thomas. Après des siècles d’effroi, les voyageurs découvrent la beauté des Alpes, l’inspiration vient aux poètes face aux glaciers et aux gouffres. A l’exception notable de Chateaubriand, qui avouera, dans ses Mémoires d’outre-tombe, « j’ai beau me battre les flancs pour arriver à l’exaltation alpine des écrivains de montagne, j’y perds ma peine ».

Exaltation du sentiment contre la raison

C’est le début du romantisme, qui se diffusera dans toute l’Europe jusqu’au milieu du XIXsiècle. Des romantismes, devrait-on dire, tant ce mouvement culturel exaltant le sentiment contre la raison a pris des contours différents selon les lieux et les époques. Entre le romantisme allemand, soupçonné d’avoir indirectement préparé la barbarie totalitaire nazie du fait de la place centrale accordée à la nature dans l’affirmation du nationalisme pangermanique, et le romantisme britannique, progressiste et démocratique, porté par le peintre et poète John Ruskin, les différences de positionnement sont notables. Notamment vis-à-vis de la philosophie de l’émancipation et de la raison critique portée par les Lumières.

« Tous les romantiques ne sont pas des anti-modernes, loin de là, rappelle Catherine Larrère. Pensez à Victor Hugo, qui n’est pas contre la Commune et qui défend les animaux ; à Jules Michelet, grand républicain qui se préoccupe d’environnement ; à la féministe George Sand, qui se bat pour la forêt de Fontainebleau… » Qu’ils soient teintés de conservatisme ou de socialisme, tous les romantiques présentent toutefois un point commun : ils confèrent à la nature une place centrale pour réenchanter le monde. Mais pas n’importe quelle nature : une nature puissante, sublime, exaltante – une nature rédemptrice et déjà menacée. En ce sens, remarque Serge Audier, ce mouvement a « joué un rôle absolument capital – tant du point de vue artistique et littéraire que philosophique – dans la découverte et la valorisation d’une “nature” plus ou moins “sauvage”, vierge ou spontanée, mais aussi dans la critique des dégâts environnementaux et esthétiques du capitalisme et de l’industrialisme ». Un couple redoutable qui va étendre au monde entier la mainmise de l’homme sur les ressources naturelles, et dont nous payons aujourd’hui chèrement les conséquences.

« La main du jardinier ne se montre point »

Extrait

En entrant dans ce prétendu verger, je fus frappé d’une agréable sensation de fraîcheur que d’obscurs ombrages, une verdure animée et vive, des fleurs éparses de tous côtés, un gazouillement d’eau courante, et le chant de mille oiseaux, portèrent à mon imagination du moins autant qu’à mes sens ; mais en même temps je crus voir le lieu le plus sauvage, le plus solitaire de la nature, et il me semblait être le premier mortel qui jamais eût pénétré dans ce désert. (…)

Il y a pourtant ici, continuai-je, une chose que je ne puis comprendre ; c’est qu’un lieu si différent de ce qu’il était ne peut être devenu ce qu’il est qu’avec de la culture et du soin : cependant je ne vois nulle part la moindre trace de culture ; tout est verdoyant, frais, vigoureux, et la main du jardinier ne se montre point ; rien ne dément l’idée d’une île déserte qui m’est venue en entrant, et je n’aperçois aucun pas d’hommes. (…)

En considérant tout cela, je trouvais assez bizarre qu’on prît tant de peine pour se cacher celle qu’on avait prise ; n’aurait-il pas mieux valu n’en point prendre ? « Malgré tout ce qu’on vous a dit, me répondit Julie, vous jugez du travail par l’effet, et vous vous trompez. Tout ce que vous voyez sont des plantes sauvages ou robustes qu’il suffit de mettre en terre, et qui viennent ensuite d’elles-mêmes. D’ailleurs, la nature semble vouloir dérober aux yeux des hommes ses vrais attraits, auxquels ils sont trop peu sensibles, et qu’ils défigurent quand ils sont à leur portée : elle fuit les lieux fréquentés ; c’est au sommet des montagnes, au fond des forêts, dans des îles désertes, qu’elle étale ses charmes les plus touchants. Ceux qui l’aiment et ne peuvent l’aller chercher si loin sont réduits à lui faire violence, à la forcer en quelque sorte à venir habiter avec eux ; et tout cela ne peut se faire sans un peu d’illusion. »

Catherine Vincent

La Nouvelle Héloïse, quatrième partie – Lettre XI, de Jean-Jacques Rousseau (Le Livre de Poche, 2002).

« La fin de la nature ? », une série en six épisodes dans Le Monde ( pub)

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