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Sols pollués aux pesticides : « La seule alternative, c’est d’arrêter d’épandre ces saloperies sur nos terres »

Agriculture

 Sophie Chapelle

Pour la première soirée de notre tournée de discussions publiques On en Agro, Delphine Nanni, maraîchère, a retracé devant une salle pleine comment son exploitation bio s’est retrouvée polluée par des pesticides épandus il y a des décennies.

« C’est un sujet qui vous concerne toutes et tous en tant que consommateur, lance Delphine Nanni, maraîchère dans le Morbihan, en se tournant vers le public. Le 19 novembre 2021, ma vie professionnelle a basculé. Ce jour là, ma cliente m’a dit qu’il y avait des molécules dans ses soupes. Les courges venaient de chez moi et je ne connaissais pas ces molécules. En formation bio, j’avais appris à travailler avec les sols, pas avec des traitements. »

Delphine Nanni, agricultrice bio en Bretagne, a découvert que ses terres étaient polluées de pesticides interdits il y a des décennies.

Installée depuis 2013 en maraîchage diversifié biologique, Delphine décide de faire des analyses. Elle découvre que la totalité de ses sols sont pollués à la dieldrine et l’aldrine, deux insecticides interdits en France depuis 1992.

Bien qu’elle n’ait jamais utilisé ces produits, Delphine doit détruire sa production car la limite maximale résiduelle (LMR) est dépassée. « C’est la descente aux enfers. Qu’est-ce qu’on dit ? Qu’est-ce qu’on fait d’un point de vue économique, administratif, vis à vis de ma salariée ? On réalise que ce sont des produits vendus au niveau mondial : on est assis sur une bombe sanitaire ! On repense à tous les enfants qui sont repartis de la ferme avec des tomates. Certaines auraient voulu que je parle plus tôt. Je n’étais pas prête. »

Ce 14 septembre 2023, plus d’un an et demi après cette découverte, Delphine a franchi le cap en organisant une réunion publique dans la commune de Saint-Nolff (Morbihan), à quelques kilomètres de chez elle. « Me taire, explique t-elle, c’est cautionner les pratiques qui nous mettent à mal avec une épée de Damoclès au-dessus de nous. Se taire c’est aussi laisser les choses se faire. Moi, je n’ai pas envie de laisser prendre le risque à d’autres. »

Cette soirée a été organisée en partenariat avec notre site d’informations basta! qui a révélé l’affaire le 6 avril dernier (voir notre boîte noire).

Polluants organiques persistants

« Depuis une quinzaine d’années, on s’efforce, dans les colonnes de basta! de réunir les questions sociales et environnementales. L’histoire de Delphine s’inscrit totalement dans cette double approche d’une même réalité puisque la pollution de ses terres lui a fait perdre son travail, précise la journaliste Nolwenn Weiler, chargée d’animer le débat. Ce que révèle aussi l’histoire de Delphine, c’est que le modèle agro-industriel, qui ne peut se passer de pesticides, écrase les autres formes d’agriculture, voire les condamne. »

120 personnes ont fait le déplacement pour cette soirée. Parmi elles, d’anciens consommatrices et consommateurs de la ferme de Delphine qui a depuis été contrainte de cesser son activité agricole, des habitantes de la commune, mais aussi de nombreux agricultrices et agriculteurs.

« Delphine était une actrice majeure de notre économie locale avec la création d’une épicerie, sa participation au marché hebdomadaire de la commune, ses paniers livrés à l’Amap » pointe Nadine Le Goff, maire de Saint-Nolff. Elle énonce les nombreuses questions soulevées par la situation de Delphine : « La qualité des sols n’est-elle pas vérifiée avant attribution ? Que faire de ces terres impropres ? Quelle est l’ampleur du problème ? Quelle transparence aujourd’hui ?

Réunion publique à Saint-Nolff le 14 septembre 2023.

La dieldrine appartient aux polluants organiques persistants dont la caractéristique est d’entraîner la contamination des sols et des aliments avec des effets sur la santé très mal évalués. Dans une vidéo, l’agronome Hervé Gillet – qui ne pouvait être présent à la réunion publique – revient sur la manière dont les pesticides remontent par les racines, mais aussi par les légumes comme les courges particulièrement concernées par la captation de la dieldrine et de l’aldrine.

« Ces polluants organiques ont une persistance dans l’environnement très longue, alerte Jean-François Deleume, porte-parole de l’association Alerte des médecins sur les pesticides. Ils ne se dégradent pas et s’intègrent dans les métabolismes de tous les êtres vivants. Les autorités sanitaires qui ont accordé les autorisations de mise sur le marché ont été défaillantes sur la persistance et la bioaccumulation alors que ce n’était pas ignoré des scientifiques », dénonce ce médecin.

Bien que ces produits aient été mis au point au milieu du 20e siècle, la convention de Stockholm qui interdit la production, la vente et l’utilisation des polluants organiques persistants n’a été adoptée qu’en 2001 et ratifiée en 2004 par la France. L’exemple chlordécone, qui est polluant organique persistant, illustre la gravité de la situation. Cet insecticide hautement toxique a été répandu massivement en Guadeloupe entre 1972 et 1993 grâce à des dérogations ministérielles. Le Chlordécone a largement contaminé la population, en particulier les ouvriers des bananeraies.

« En Martinique, 40 % des terres sont contaminées au chlordécone », rappelle le médecin Jean-François Deleume, de l’association Alerte des médecins sur les pesticides, à gauche.

Les alertes commencent toutefois à enfin être prises en compte. « Lors du comité Ecophyto 2030 qui s’est tenu cet été, le ministre de l’Agriculture a annoncé une prise en charge des pesticides persistants, indique Jean-François Deleume. Quelques millions d’euros vont être dégagés pour cartographier les terres polluées aux pesticides persistants. On attend ces données. »

Abandon des pouvoirs publics

Suite à la publication de notre article sur la situation de Delphine, nous avons lancé un appel à témoins à propos de cette question des terres polluées aux pesticides. Toutes les personnes qui nous ont répondu font part d’un grand désarroi et d’une immense solitude.

Elles ne savent pas vers qui se tourner, ni ce qu’elles doivent faire. Toutes s’inquiètent de la qualité des denrées alimentaires produites sur leurs terres et cherchent à se rapprocher des collègues concernés par ce problème.

Dans l’attente d’une éventuelle cartographie qui montrerait l’ampleur du problème, Delphine égrène les multiples interlocuteurs officiels qu’elle a contactés. Tous, assurances comprises, renvoient la responsabilité aux autres quand ce n’est pas à Delphine elle-même. « On a aucune réponse formelle à vous apporter. On sait seulement que si je décidais de continuer à produire sur ces terres, il faudrait que je débourse entre 30 000 et 40 000 euros de coût d’analyse annuelle », témoigne-t-elle.

« Ce n’est pas à Delphine de payer l’addition, s’insurge Jean-François Deleume. Des gens ont pris des décisions qui sont la cause de ce qui vous arrive. Il faut remonter aux responsabilités, à ceux qui ont délivré les autorisations de mise sur le marché de ces produits, à ceux qui ont poussé les agricultrices et agriculteurs à utiliser les produits. »

« Ce ne sont pas les agriculteurs qui sont responsables, mais le système, appuie Julien de la Confédération paysanne du Morbihan. Il faut attaquer au pénal ceux qui font les AMM, car ce sont bel et bien eux qui signent en pleine conscience ! »

Annick Le Mentec, bénévole au sein du collectif de soutien aux victimes de pesticides. Elle propose avec d’autres le lancement d’un comité de soutien à Delphine Nanni.

Dans la salle, plusieurs membres du Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l’Ouest sont présents dont Michel. Il propose de former un groupe de suivi, composé d’individus et d’associations, pour accompagner Delphine.

« On pourrait réfléchir ensemble à la manière dont on peut t’aider à rebondir, et plus largement concevoir des actions pour soulever cette question des terres polluées » suggère-t-il. Plusieurs personnes partagent l’idée. Delphine accepte volontiers : « Depuis presque deux ans, on a souvent eu un sentiment d’isolement. Ça fait du bien de se sentir soutenue et encouragée. »

Encourager l’agriculture biologique et paysanne

Dominique, maraîcher bio et président du Groupement agricole biologique dans le Morbihan (GAB 56) salue le courage de Delphine pour avoir « soulevé le voile de ce problème de pollution des sols agricoles ». Depuis la révélation de cette affaire, le groupement préconise à tous les jeunes qui s’installent de faire des prélèvements et des analyses avant l’installation, notamment en maraîchage.

Pour l’instant, l’État refuse de financer ces analyses. « Une fois installé, si l’épée de Damoclès nous tombe sur la tête, rien n’est prévu, ajoute Dominique. On est contraints, toutes et tous, de faire l’autruche sur nos propres fermes. Ça déchire le cœur, mais on ne peut pas faire autrement ! »

Que faire des terres si elles se révèlent polluées ? Cette question soulève plus d’interrogations qu’elle n’apporte de réponses, comme en témoigne la réaction de Dominique. « Est-ce qu’il ne faut plus faire de bio sur ces terres ? Mais pourquoi ferait-on du conventionnel ? Faut-il interdire de faire de l’alimentation tout court ? Mais comment on nourrit la population ? » s’interroge le maraîcher.

Pour Delphine, la seule façon de sortir des pesticides, « c’est l’agriculture bio, même si je suis dans cette situation. On recherche 600 molécules aujourd’hui dans les aliments. Parmi ces 600 molécules, deux ont été trouvées chez moi (l’aldrine et la dieldrine). Dans quelques années, si l’on continue ce modèle, on cherchera peut-être 800 voire 1000 molécules. » Et Dominique de conclure :« Arrêtons d’épandre ces saloperies sur nos terres, développons l’agriculture bio et paysanne, c’est la seule façon d’en sortir. »

Sophie Chapelle à suivre sur Basta!

Photo de Une : Delphine Nanni, au centre de l’image, maraîchère bio victime de résidus aux pesticides dans ses terres. À gauche, Nolwenn Weiler, journaliste à basta!, en charge de l’animation de la soirée publique. À droite, la maire de Saint-Nolff, Nadine Le Goff.

Boîte noire

Cette dynamique de rouleau compresseur de l’agro-industrie a motivé la rédaction de basta! à lancer la newsletter On en Agro (pour s’inscrire c’est par ici). Chaque mois, nous proposons de décrypter le lobbying et les collusions dans les plus hautes instances, tout en mettant l’accent sur les luttes paysannes et citoyenne à l’œuvre pour inverser la tendance. Cette soirée a marqué le lancement d’une tournée dans divers coins de France. La prochaine rencontre aura lieu le 27 octobre à 18 h à Anduze dans le Gard sur le thème de l’autonomie alimentaire locale (télécharger l’affiche).

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