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« Débats publics : il faut donner des gages de sincérité »

Chantal Jouanno quitte la présidence de la CNDP après cinq années passées à sa tête. Elle livre les principaux enseignements tirés des débats publics et émet plusieurs préconisations pour l’avenir.

 

  
Quels sont les principaux enseignements que vous tirez de cinq années de débats publics ?

Chantal Jouanno : L’un des points principaux est le dynamisme participatif, qui s’est traduit dans les chiffres de saisine de la CNDP en forte augmentation. Une partie est liée aux saisines obligatoires par les maîtres d’ouvrage, mais ce qui a le plus augmenté, ce sont les missions de conseil. C’est-à-dire des sollicitations volontaires de la CNDP par des acteurs qui sont pour beaucoup des collectivités. Ces sollicitations peuvent porter par exemple sur l’extension d’une zone à faibles émissions (ZFE), la mise en place de panels citoyens ou des projets de territoire sur la question de l’eau, avec la mise en place d’un processus participatif mais aussi la rédaction de conclusions. Les sollicitations proviennent aussi d’instances comme le Conseil national de l’alimentation, le Conseil national de la santé ou le Conseil national de la refondation, pour des missions qui sortent du champ de l’environnement.

Quel est l’état de la participation du public en France ?

CJ : Il est bon. Ça foisonne sur l’ensemble du territoire. On le voit à travers les débats publics et les concertations, mais aussi en dehors des processus institutionnels, avec pas mal d’initiatives citoyennes spontanées. J’ai présidé pendant cinq ans les Trophées de la participation, qui visent à récompenser les initiatives des collectivités, des entreprises mais aussi des associations. Il y a de plus en plus de dossiers, et de plus en plus en provenance de toutes petites collectivités qui cherchent à mettre en place des dispositifs pour que les citoyens participent à l’élaboration des décisions. Je souhaite tordre le cou à l’idée selon laquelle les gens ne viennent dans les débats que pour râler. L’un des grands enseignements de cette expérience, c’est de voir comment on peut avoir une vision tronquée de la société lorsque l’on est un responsable politique. La CNDP, c’est la vraie vision de la société, car on est partout sur le territoire national. C’est une société très « bénévolante », diligente et bienveillante. C’est cette société-là que l’on doit inclure dans l’ensemble des processus. Mais si on veut qu’elle ait une place, il faut donner des gages de notre sincérité, que l’on ait confiance dans ce que le public va nous dire et qu’il se sente légitime à parler.

 Vous préconisez de soutenir les initiatives spontanées : qu’en est-il ?

CJ : Il y a deux types d’initiatives spontanées : celles des collectivités, pour lesquelles il y a des dispositifs d’aide, et celles des collectifs citoyens, qui n’en ont pas. En Italie, l’homologue de la CNDP dispose d’un budget qui lui permet de financer des initiatives locales. Cela permet de nourrir des expérimentations et peut-être de rompre l’opposition, très marquée en France, entre la participation institutionnelle et la participation non institutionnelle. Des groupes commencent à penser que la seule participation légitime est non institutionnelle. Si la CNDP, ou une autre instance, pouvait accompagner la participation non institutionnelle, ce serait un bon moyen de dire que les deux formes de participation relèvent du même idéal, qui est de promouvoir la démocratie sur le terrain.

Quelles sont les grandes tendances que vous constatez sur les projets soumis à participation ?

Si on veut faire une vraie planification pour l’avenir, il faut partir des territoires, Mme Chantal Jouanno

CJ : En cinq ans, on a eu beaucoup de dossiers sur l’énergie, avec un grosse vague d’éolien en mer et, maintenant, de nucléaire. Depuis un an et demi, on a aussi une énorme vague de projets industriels de très grande ampleur visant à relocaliser les productions bas carbone sur le territoire national. En soi, c’est une dynamique positive qui permet d’arrêter nos exportations de gaz à effet de serre. Mais deux choses sont frappantes dans ces projets. La première, c’est qu’un même projet va bien passer dans un territoire, et pas du tout dans un autre. Cela veut vraiment dire que la territorialisation des projets est extrêmement importante. Si on veut faire une vraie planification pour l’avenir, il faut partir des territoires et ne surtout pas avoir une vision uniforme de la Nation. La deuxième chose, c’est que nous voyons de nombreux projets en silos. C’est particulièrement le cas pour les projets à base de biomasse comme les nouveaux carburants pour l’aviation. Quand on met les chiffres bout à bout, l’impact est énorme, alors que de plus en plus d’études scientifiques montrent que la biomasse en France se renouvelle de moins en moins. Comme l’État est très porteur de ces projets, car il les finance, il y a toujours une petite suspicion quand c’est lui qui fournit les études.

Comment lever cette suspicion ?

CJ : Il faut que l’État puisse s’appuyer sur des institutions dont l’expertise indépendante est pleinement reconnue. On en a quelques-unes, mais pas beaucoup. C’est le cas de l’Autorité environnementale (Ae) ou de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). La séparation entre expertise et décision est fondamentale. A contrario, on a l’Agence de sécurité sanitaire (Anses). Au début, elle était extrêmement reconnue. À partir du moment où elle est devenue expert et décideur, avec son pouvoir d’autorisation, son indépendance a été critiquée. Il y a lieu aussi de créer des instances d’expertise pluralistes avec une vision écosystémique de ce qui se passe. La grande faille dans le débat aujourd’hui en France, c’est le droit à l’information. Il faut s’assurer que l’on donne la bonne information, que tout est sur la table et qu’il n’ y a pas d’énormes bêtises qui se disent.

L’épisode du vote au Parlement de dispositions actant le développement du nucléaire en plein débat public sur la question est-il de nature à briser la confiance ?

CJ : C’est un exemple extrêmement symbolique. Il ne faut surtout pas prendre de décision pendant le débat public. C’est une phase qui ne dure que quatre mois. Le Gouvernement estimait que le projet de loi ne portait que sur les procédures et ne préemptait pas les conclusions du débat public. Le Sénat, quant à lui, a voté des amendements actant la relance du nucléaire, arguant du fait qu’il n’avait pas choisi le calendrier. On s’est retrouvé entre le marteau et l’enclume, à devoir assumer les conséquences de décisions prises par d’autres. Le texte a été voté au Sénat, le 24 janvier. La première réunion perturbée a eu lieu le 26 janvier. C’est automatique. C’est dommage, car le débat s’était bien passé jusque-là. D’autant qu’en parallèle, le Gouvernement a fait des choses formidables avec la concertation nationale sur le mix énergétique.

Des synergies entre différentes instances doivent-elle être recherchées pour améliorer l’information et la participation du public?

CJ : On a eu des échanges avec l’Autorité environnementale pour voir comment travailler ensemble. En les informant en amont dès que la CNDP a les premières réunions avec les porteurs de projets, cela leur permet d’être au courant de l’existence de ces projets et de savoir ce qui se dit sur le terrain. Ils peuvent, de leur côté, faire des préalertes sur les sujets environnementaux identifiés comme majeurs. Le but, c’est que l’on soit garant de la démocratie participative, mais aussi environnementale. La question environnementale n’est en effet pas assez mise en débat et paraît souvent être le parent pauvre. On renvoie souvent à des études ultérieures. Sur l’éolien en mer, par exemple, lorsqu’on sélectionne les porteurs de projets, la dimension environnementale ne compte pour rien. La sélection se fait sur le prix. Si on ne fait pas le débat préalable pour alerter sur les grands enjeux environnementaux du projet, c’est difficile de le faire par la suite.

 Confirmez-vous qu’il faille aussi une meilleure intégration avec l’enquête publique ?

CJ : Oui, on y a beaucoup travaillé avec la Compagnie nationale de commissaires enquêteurs (CNCE) afin d’élaborer des propositions très concrètes. Parmi celles-ci figure l’organisation d’une réunion commune durant laquelle le garant présente au commissaire enquêteur le bilan de tout ce qui a été fait avant l’enquête publique afin de lui passer le relais. Aujourd’hui, il y a une rupture car les deux phases sont administrativement très séparées. C’est dommage. Il faut que le public se sente complètement suivi de A à Z.

Les modifications apportées au droit de la participation du public suscitent-elles toujours des critiques de votre part ?

CJ : Un certain nombre de décisions concrètes ont été prises sur le fondement de la loi Asap au nom de la nécessité de gagner du temps. En creux, on a donc expliqué que la participation faisait perdre du temps. Parmi les décisions prises, il y a des documents extrêmement importants qui sont sortis du cadre de la participation, comme la Programmation pluriannuelle de l’énergie, qui ne donnera plus jamais lieu à un débat public mais à une concertation. Plus grave, le seuil des projets obligatoirement soumis à la participation a été doublé, passant de 150 à 300 millions d’euros. C’est énorme. Autre cas typique, le délai de quatre mois laissé au public pour demander l’organisation d’une concertation a été réduit à deux mois. C’est impossible pour s’organiser. On a en fait détruit ce droit d’initiative. On ne peut pas ne pas le dire car la mission confiée à la présidente de la CNDP par l’article L. 121-1 du code de l’environnement est bien de défendre la culture de la participation. Il est dangereux de dire, d’un côté, que la participation, c’est formidable et, de l’autre, de détricoter le droit. Ça se voit, les gens ne sont pas idiots.

L’une de vos grandes préoccupations porte sur le sujet de l’eau : pourquoi ?

CJ : Ce qui nous a frappé, c’est que la question de la gouvernance de l’eau est incompréhensible pour 99 % des concitoyens. L’échelle des bassins ne correspond pas à une échelle administrative, donc elle ne parle pas aux gens. La politique de l’eau et ses priorités, qu’elles soient françaises ou européennes, ne sont pas connues du public. Si ni les objectifs, ni le partage de responsabilités ne sont clairs, c’est compliqué de mettre tout le monde autour de la table. Ce qui est inquiétant sur le fond, c’est qu’on n’avait pas du tout anticipé que la France serait frappé par des problématiques de ressource même en eau. Comment remplir des bassines s’il ne pleut pas ? Tout est réuni pour que ce soit extrêmement conflictuel. Il faut organiser un vrai débat sur la question, c’est-à-dire relayé à l’échelle des territoires et que le public comprenne les enjeux. Les collectivités jouent un rôle majeur dans le domaine de l’eau, mais cela nécessite aussi un investissement de l’État sur le sujet. Le ministre a dit qu’il allait faire un Plan eau. Mais la première marche, qui est pour le public d’être informé, n’a pas eu lieu. Le débat n’est pas sur la table. C’est un débat qui mériterait une vraie belle médiatisation, que les chaînes de service public s’en emparent pleinement. Il y a un effet domino de l’eau. La question de l’énergie est presque plus facile à régler.

« Débats publics : il faut donner des gages de sincérité »
Chantal Jouanno
Présidente de la Commission nationale du débat public (CNDP)
  

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