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La Conférence sur les changements climatiques (COP26), qui se déroule à Glasgow du 31 octobre au 12 novembre 2021, se situe à mi-chemin dans le temps entre la parution en août dernier du premier volet du sixième Rapport d’évaluation du GIEC et les deux autres volets qui seront rendus publics au premier trimestre 2022. Dans un tel contexte, il est désormais beaucoup question d’éco-anxiété dans la presse. Celle-ci est même souvent considérée comme le nouveau « mal du siècle ». Mais qu’entend-on au juste par ce terme ? Est-ce la même chose que la solastalgie ou encore la collapsologie ? Peut-on parler d’une véritable maladie mentale à son propos ?

Qu’est-ce que l’éco-anxiété ?

La notion d’éco-anxiété est bien évidemment la contraction d’« écologie », au sens de « science ayant pour objet les relations des êtres vivants (animaux, végétaux, micro-organismes) avec leur environnement, ainsi qu’avec les autres êtres vivants1 », et d’« anxiété ». Elle a été inventée et théorisée à partir de 1997 par la chercheure en santé publique belgo-canadienne Véronique Lapaige2. Elle est de plus en plus utilisée dans les médias et elle fait également l’objet d’un intérêt croissant de la part des mondes académiques et médicaux.

Néanmoins, il n’existe pas à ce jour de définition de l’éco-anxiété qui fasse l’objet d’un consensus, notamment d’un point de vue médical. En France, on n’en trouve ainsi aucune définition dans les principaux dictionnaires généralistes – Académie française, LarousseLe Robert – ou spécialisés – Dictionnaire médical de l’Académie de médecine. Il n’y a aucune trace de ce terme également sur les sites Internet des principales organisations internationales en charge de l’environnement et du climat – Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), Organisation météorologique mondiale (OMM), Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) – ou de la santé – Organisation mondiale de la santé (OMS).

Pour en avoir une définition, il faut donc se référer à des dictionnaires publiés à l’étranger ou bien à des publications spécialisées. Ces définitions s’accordent généralement sur deux points : un sentiment de préoccupation, d’inquiétude, d’anxiété et d’angoisse ressenti par certains individus qui est provoqué par des bouleversements actuels ou bien par des menaces qui pèsent sur l’environnement, liés en particulier au dérèglement climatique.

Parmi les innombrables définitions de l’éco-anxiété, on peut se référer tout particulièrement à celle de chercheurs australiens et néo-zélandais3, qui est sans doute la plus complète : « L’“éco-anxiété” est un terme qui rend compte des expériences d’anxiété liées aux crises environnementales. Il englobe “l’anxiété liée au changement climatique” (anxiété spécifiquement liée au changement climatique anthropique), tout comme l’anxiété suscitée par une multiplicité de catastrophes environnementales, notamment l’élimination d’écosystèmes entiers et d’espèces végétales et animales, l’augmentation de l’incidence des catastrophes naturelles et des phénomènes météorologiques extrêmes, la pollution de masse mondiale, la déforestation, l’élévation du niveau de la mer et le réchauffement de la planète. »

Il s’agit en grande partie d’une anxiété d’anticipation, au sens d’une « inquiétude pour l’avenir et la peur que de mauvaises choses se produisent et que [l’on devienne] incapable d’accomplir avec succès ce que [l’on a] décidé de faire4 », en l’occurrence par rapport à la catastrophe climatique annoncée. Véronique Lapaige5 et la psychiatre américaine Lise Van Susteren6 parlent d’ailleurs à ce propos d’un « stress “pré-traumatique” ». Le médecin épidémiologiste Alice Desbiolles explique également dans un livre qu’elle a consacré à ce sujet que l’éco-anxiété « reflète […] l’inquiétude anticipatoire que peuvent provoquer les différents scenarii établis par des scientifiques – comme ceux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) – sur la viabilité de la planète dans les décennies à venir7 ».

Une angoisse, pas une maladie mentale

S’il n’existe pas de consensus académique sur la définition de ce qu’est l’éco-anxiété, il paraît aussi évident que le monde médical, et en particulier la psychiatrie, s’intéresse désormais de près à cette notion. Alice Desbiolles remarque ainsi que si « scientifiquement, le concept est encore émergent », en revanche, « le corps médical, notamment les psychiatres, est en passe de se l’approprier8 ». Des psychiatres américains ont ainsi créé la Climate Psychiatry Alliance, qui a pour mission de « sensibiliser la profession et le public aux risques urgents de la crise climatique et aux impacts profonds sur la santé mentale et le bien-être ».

Le psychiatre Antoine Pelissolo et l’interne en psychiatrie Célie Massini rappellent pourtant dans leur ouvrage Les Émotions du dérèglement climatique qu’à ce jour, « il ne s’agit ni d’un syndrome, ni d’un diagnostic psychiatrique dans la mesure où il ne figure ni dans le DSM-5 ni dans le CIM-10, les deux outils de classification des troubles mentaux utilisés dans le monde9 ». Même si l’American Psychological Association (APA) ne mentionne pas l’éco-anxiété dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux-DSM-V, elle l’a tout de même évoquée dans un rapport consacré à l’impact du changement climatique sur la santé mentale, intitulé Mental Health and Our Changing Climate. Impacts, Implications and Guidance et publié en mars 2017, dans lequel celle-ci est définie comme une « peur chronique d’un désastre (doom) environnemental ».

Des psychologues ou des psychothérapeutes tendent également à se spécialiser sur les questions d’éco-anxiété ou de solastalgie10. Aux États-Unis, la Climate Psychology Alliance(CPA) a été créée au tournant des années 2010-2020. Elle est à l’origine de la psychologie liée au climat (Climate Psychology). C’est également le cas en France de psychothérapeutes, tels que Charline Schmerber, spécialisée dans l’éco-anxiété, la solastalgie, ou ce qu’elle appelle la « collapsalgie / effondralgie », ou Pierre-Éric Sutter, psychologue du travail, psychothérapeute, qui intervient aussi sur ces sujets. Au passage, ce dernier est aussi co-fondateur de l’Observatoire des vécus du collapse-Obveco.

On doit néanmoins noter à ce propos que, pour de nombreux chercheurs, l’éco-anxiété n’est pas une maladie mentale ou une pathologie. Ainsi, les chercheurs australiens et néo-zélandais mentionnés plus haut affirment qu’à l’instar de nombreux autres chercheurs, « [ils mettent] en garde contre la pathologisation des réponses psychologiques et émotionnelles à la crise environnementale, car cela suppose que ces réponses sont inadaptées, inutiles ou disproportionnées par rapport à la menace posée ». Pour eux, en effet, « l’éco-anxiété et l’anxiété liée au changement climatique sont largement des réponses rationnelles compte tenu de la gravité de la crise zélandais11 ». Véronique Lapaige explique également que l’éco-anxiété ne relève pas « du registre de la santé mentale » ou « du pathologique », « ça n’a rien à voir avec le secteur psy » et « ça n’a rien d’une maladie12 ». Pour elle, c’est avant tout « un mal-être, une responsabilisation nécessaire qui est expérimentée, qui va conduire à un engagement responsable en termes de pensée, de parole et d’action ». C’est également la position d’Alice Desbiolles pour qui l’éco-anxiété n’est pas une pathologie, mais plutôt « une réaction adaptative, normale face à une prise de conscience des enjeux environnementaux13 ». De son point de vue, « les personnes éco-anxieuses sont in fine les personnes rationnelles et lucides dans un monde qui ne l’est pas14 » et il est donc « important de ne pas pathologiser des émotions par rapport à des réactions normales face à un événement indésirable. C’est la raison pour laquelle l’éco-anxiété n’est pas une maladie mentale15 ».

Même si l’éco-anxiété n’est pas une maladie mentale, les personnes éco-anxieuses peuvent tout de même avoir un certain nombre de symptômes. Ainsi que l’affirment Antoine Pelissolo et Célie Massini, « les personnes qui déclarent souffrir d’éco-anxiété rapportent des symptômes du champ des troubles anxieux : attaques de panique, angoisse, insomnies, pensées obsessionnelles, troubles alimentaires (anorexie, hyperphagie), émotions négatives (peur, tristesse, impuissance, désespoir, frustration, colère, paralysie). Ces symptômes sont à l’origine d’une perturbation notable de la vie quotidienne chez certains individus et les consultations pour ce motif seraient de plus en plus nombreuses, notamment aux États-Unis16 ».

Éco-anxiété et solastalgie : les « faux jumeaux »

D’autres termes, néologismes ou expressions sont souvent associés à l’éco-anxiété. C’est le cas en premier lieu de la solastalgie, qui est même fréquemment présentée comme un synonyme de l’éco-anxiété. Alice Desbiolles parle à ce propos de « faux jumeaux17 ».

La « solastalgie » est un néologisme créé en 2003 par le chercheur australien Glenn Albrecht. Il s’agit de la contraction du mot latin solacium (qui signifie réconfort, soulagement) et du suffixe grec algia (relatif à la douleur). Pour Glenn Albrecht, « la solastalgie est la douleur ou la maladie causée par la perte ou le manque de réconfort et le sentiment d’isolement liés à l’état actuel de son lieu de vie (home) et de son territoire18 ». C’est en étudiant les réactions d’habitants de la Hunter Valley en Nouvelle-Galles du Sud en Australie face à la dégradation de leur environnement liée à une exploitation minière de charbon à ciel ouvert qu’il en a conclu que « les gens continuent à vivre chez eux, mais ressentent une mélancolie similaire à celle causée par la nostalgie liée à la rupture de la relation normale entre leur identité psychique et leur foyer (home). Ce qui manquait à ces gens, c’était la consolation ou le confort provenant de leur relation actuelle au foyer19 ». C’est par conséquent une sorte de mal du pays, mais tout en étant chez soi, alors que la nostalgie était, au moins dans son sens initial, « une mélancolie d’individus éloignés de chez eux qui ont le mal du pays20 », comme des soldats en guerre à l’étranger, par exemple. Cela se traduit par « une érosion du sentiment d’appartenance » et « un sentiment de détresse »21 lié à la transformation du lieu dans lequel on vit. Ce n’est d’ailleurs pas sans rappeler la notion de « topophilie » qui a été analysée à partir des années 1960 par le géographe sino-américain Yi-Fu Tuan et qui correspond au « lien affectif entre les gens et le lieu22 ». En résumé, pour reprendre l’heureuse formulation d’Alice Desbiolles : « Le mal du pays, c’est le pays que l’on quitte, la solastalgie, c’est le pays qui nous quitte23. »

Ceci peut être lié à des catastrophes naturelles (sécheresse, incendies, inondations), à des conflits, à des exploitations minières, mais aussi tout simplement à une gentrification de vieux quartiers d’une ville. Mais pour Glenn Albrecht, cela ne concerne pas seulement ces lieux spécifiques. Peuvent également souffrir de solastalgie « les personnes qui mettent fortement l’accent sur l’idée que la Terre est leur foyer (home) et qu’assister à des événements détruisant l’identité endémique d’un lieu (diversité culturelle et biologique) dans n’importe quel endroit sur Terre est personnellement pénible pour eux24 ». Pour Alice Desbiolles, « la solastalgie affecte tout individu ayant un degré d’empathie écologique suffisamment élevé pour appréhender la Terre dans son ensemble et la considérer comme son foyer, sinon comme sa mère25. ». Enfin, Glenn Albrecht considère qu’à l’instar de l’éco-anxiété, « la solastalgie n’est ni une maladie mentale ni un trouble. On peut la penser comme un malaise. La détresse solastalgique est parfaitement normale : elle indique que vous avez un lien puissant avec votre environnement, et que vous souhaitez le conserver26 ».

Même si la solastalgie est souvent confondue avec l’éco-anxiété, ou alors les deux sont utilisés comme synonymes, on doit néanmoins signaler que la première est une réaction à une situation vécue aujourd’hui, tandis que la seconde tend à être en grande partie une angoisse d’anticipation. Alice Desbiolles estime ainsi que « l’éco-anxiété est anticipatoire et “eschatologique” (liée à la fin du monde). La solastalgie est davantage tournée vers le présent ou le passé : c’est la nostalgie d’une nature menacée de disparaître27 ».

De l’anxiété climatique à la collapsologie

Mais par-delà ce néologisme, qui a eu un écho important dans le monde ces dernières années, on peut mentionner aussi d’autres expressions associées à l’éco-anxiété. C’est le cas de « l’anxiété liée au changement climatique » (climate change anxiety) ou « anxiété climatique » ; de l’angoisse environnementale ; de l’« anxiété écologique », à savoir l’« appréhension et [le] stress relatifs aux menaces anticipées pour les écosystèmes saillants28 » ; des « souffrances écologiques29 » ; du « deuil écologique », c’est-à-dire du « deuil en relation avec une perte écologique30 » ; du « trouble de déficit de nature31 » pour les enfants lié au fait qu’ils passent de moins en moins de temps dans la nature ; de l’éco-paralysie, ou l’« impression d’impuissance face à un délitement inexorable32 » ; de l’éco-confusion, ou le « sentiment d’abandon par des dirigeants jugés inconscients de l’urgence climatique33 » ; de la peur globale (global dread) ; ou encore d’expressions plus journalistiques, telles que « climato-dépressifs », « climato-dépression » ou « climato-déprimé ».

Enfin, en France, l’éco-anxiété est souvent associée à la collapsologie qui est, selon Pablo Servigne et Raphaël Stevens, les inventeurs de ce concept, « l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle et ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition, et sur des travaux scientifiques reconnus34 ». Charline Schmerber utilise le néologisme « collapsalgie » (ou « effondralgie »), qu’elle a créé, pour parler des « nouvelles formes de détresses psychiques issues des processus d’effondrement en cours ». Pierre-Éric Sutter, Loïc Steffan et Dylan Michot, eux, ont inventé le néologisme de « collapsosophie » qui renvoie à une vision consistant à « assumer le collapse et vivre avec ». Pour eux, les « collapsosophes » se distinguent des « collapsophobes, qui sont dans le déni, la passivité, voire le refoulement face au collapse ». Les collapsosophes, de leur côté, « ont choisi une rupture radicale tant dans leur trajectoire professionnelle que personnelle, comme celle du retour à la terre avec des modes de production alternatifs (permaculture) ou l’adoption d’un mode de vie low tech, pour faire avec le collapse et non plus contr 35 ».

Cette inflation d’expressions et de néologismes n’est cependant pas le fruit du hasard. Il s’agit même d’un enjeu crucial. Pour Glenn Albrecht, en effet, « désigner permet de mieux connaître et de mieux agir36 ». Le philosophe Baptiste Morizot explique lui aussi que « les néologismes sont des cartes pour explorer autrement le monde qui vient. Pour nous faire sortir de la dissonance cognitive entre, d’un côté, nos catégories et nos pratiques obsolètes, et, de l’autre, les formes de vie humaine à inventer pour rendre la planète habitable37 ».

Le phénomène éco-anxieux en France

L’éco-anxiété s’est imposée depuis quelques années et surtout depuis quelques mois dans l’espace médiatique et public. Ceci s’explique par le fait qu’en France, comme ailleurs, le nombre de personnes éco-anxieuses semble s’accroître de façon significative même si, à ce stade, il est encore difficile de l’évaluer et d’établir un profil-type des éco-anxieux.

L’éco-anxiété peut se définir comme « un terme qui rend compte des expériences d’anxiété liées aux crises environnementales. Il englobe “l’anxiété liée au changement climatique” […], tout comme l’anxiété suscitée par une multiplicité de catastrophes environnementales38 ».

L’éco-anxiété dans l’espace public : le grand tournant de 2019

Les médias traitent de plus en plus d’éco-anxiété et celle-ci est de plus en plus visible dans l’espace public, y compris dans le débat politique, comme on a pu le voir notamment lors de la primaire écologiste qui a été organisée en septembre 2021.

A priori, le terme eco-anxiety a été employé pour la première fois dans la presse par Lisa Leff dans un article publié le 5 août 1990 dans The Washington Post39. On doit le concept d’éco-anxiété, du moins dans le monde francophone, à Véronique Lapaige qui l’a créé en 1997. Mais c’est bien plus tard que celui-ci s’est imposé dans la presse et dans l’espace public.

Il a fallu attendre, en effet, l’année 2019 (graphique 1), et plus précisément la période se situant entre les mois de juin et de septembre (graphique 2), pour que le terme « éco-anxiété » soit assez communément repris dans la presse écrite en France. Durant cette période, des articles mentionnant ce terme sont ainsi publiés en version papier ou web par les principaux organes de la presse généraliste nationale : Le Monde (21 juin), Libération (28 juin), La Croix (2 juillet), Le Figaro (23 juillet), L’Express (8 août), La Vie (8 août) ou encore Aujourd’hui en France (25 août), avec tout un dossier.

 

Source : Évaluation d’après des données Europresse. Pour 2021, la prise en compte des articles de presse s’arrête au 25 octobre.

 

Source : Évaluation d’après des données Europresse. Pour le mois d’octobre 2021, la prise en compte des articles de presse s’arrête au 25 octobre.

Ensuite, on observe peu d’emplois de ce terme dans la presse écrite à partir du début de l’année 2020, dans un contexte bien évidemment marqué par la crise de la Covid-19, avant une nouvelle poussée durant l’été 2021.

Les facteurs explicatifs paraissent assez évidents. La notion d’éco-anxiété émerge dans la presse écrite à partir de l’été 2019 alors que la France subit durant cette période deux vagues de chaleur exceptionnelles40. Une première canicule se déroule du 25 au 30 juin 2019 et se traduit notamment par un record historique de température qui a été battu le 28 juin dans l’Hérault avec 46°C. Une seconde canicule se produit du 21 au 26 juillet avec la journée la plus chaude jamais observée en France, le 25 juillet, avec une température moyenne de 29,4° C sur tout le territoire. Avec ces épisodes climatiques extrêmes, l’impact tangible du réchauffement climatique n’apparaît plus abstrait. Il n’est plus éloigné ni dans l’espace (cela ne concerne pas que des régions lointaines), ni dans le temps (c’est dès aujourd’hui, et pas en 2050 ou d’ici à la fin du siècle). Il s’inscrit désormais dans la logique de proximité si chère aux rédactions. D’autant plus que l’année précédente, l’été avait déjà été marqué par des épisodes caniculaires puisqu’il avait été alors le deuxième été le plus chaud après 200341. Ce à quoi Roselyne Bachelot, alors ministre de l’Écologie et de l’Environnement, avait fait référence en pleine période de canicule en août 2003, semble par conséquent devenir une réalité à partir de 2018-2019 : « La canicule que nous vivons n’est que la préfiguration de ce qui va se passer dans les années à venir. Nous allons dans un phénomène de réchauffement global de la planète42 ».

L’intérêt de la presse écrite française pour cette notion durant l’été 2021 est sans aucun doute lié à deux publications. La première est bien évidemment la parution d’un nouveau rapport particulièrement alarmiste du GIEC au mois d’août, Changement climatique 2021 : les éléments scientifiques. La seconde est une étude scientifique consacrée à l’éco-anxiété des jeunes publiée dans The Lancet43, qui a fait l’objet d’une très importante couverture de la presse en France et ailleurs. Cette étude est basée sur une enquête réalisée dans dix pays auprès de 10 000 jeunes de seize à vingt-cinq ans. Elle révèle notamment que, pour 74 % des jeunes Français interrogés, l’avenir est effrayant et pour 77 % d’entre eux, on a échoué à prendre soin de la planète. Ce rapport et cette étude ont sans aucun doute eu un très grand écho à partir du moment où ils ont été publiés dans un contexte caractérisé par une multiplication des événements climatiques extrêmes : « dômes de chaleur » en Amérique du Nord et en Afrique du Nord et au sud de l’Espagne, méga-incendies en Californie, en Turquie ou en Grèce, canicules dans l’Est de l’Europe, en Grèce, en Turquie et en Sibérie, graves inondations en Europe occidentale ou en Inde, spectaculaire fonte des glaces au Groenland, situation de famine à Madagascar attribuée pour la première fois au changement climatique par l’ONU, identification de deux zones dans le Golfe persique et au Pakistan où la vie humaine n’est plus possible (compte tenu des températures et du taux d’humidité très élevés), étude confirmant le ralentissement du Gulf Stream dans l’océan Atlantique, etc.

Cet intérêt des médias semble être partagé par une grande partie des Français puisque c’est aussi durant l’été 2019 que les recherches du terme « éco-anxiété » sur Google commencent à émerger et c’est durant l’été 2021 que celles-ci ont été les plus nombreuses (graphique 3).

 

Source : Google Trends.

Lorsqu’on regarde plus précisément les « pics » de recherches sur Google (tableau 1), on peut établir une connexion plus que vraisemblable, dans la plupart des cas, entre cet intérêt du public pour l’éco-anxiété et un certain nombre d’événements climatiques extrêmes (canicules, crues et inondations) ou d’autres types d’événements en lien avec le climat.

Tableau 1 : « Pics » de recherche du terme « éco-anxiété » sur Google
Période Indice Google Trends Événements correspondants durant cette période
Semaine du 30/06/2019 62 25-30/06 : canicule en France (record de température battu le 28/06)
Semaine du 21/07/2019 67 21-26/07 : canicule en France
Semaine du 15/09/2019 61 20/09 : grève mondiale (des écoliers) pour le climat
21/09 : marche pour le climat et la justice sociale
Semaine du 20/10/2019 59 22-23/10 : crues et inondations dans l’Aude
Semaine du 27/10/2019 58
Semaine du 13/09/2020 81 13-16/09 : températures maximales supérieures à 30° C en France
18-20/09 : crues et inondations (épisode cévenol) dans le Gard
Semaine du 07/03/2021 57 08/03 : le projet de loi climat arrive devant l’Assemblée nationale (et a été préalablement très critiqué par la Convention citoyenne pour le climat). Il sera adopté en première lecture par l’AN le 16/03
Semaine du 08/08/2021 100 09/08 : parution du rapport du GIEC
Semaine du 15/08/2021 95 16-26/08 : incendies dans le VarPériode de canicule dans le Sud-Est de la France
Semaine du 12/09/2021 93 14/09 : Médiatisation de l’étude sur les jeunes et l’éco-anxiétéPrimaire écologiste où S. Rousseau reprend le terme d’éco-anxiété

On peut voir que cette montée des préoccupations vis-à-vis du dérèglement climatique à partir de 2019 est également perceptible dans l’enquête annuelle de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire-IRSN (graphique 4) sur la perception des risques44.

 

Source : Baromètre 2021, IRSN.

Ces différents résultats font écho à ce que l’on a pu observer dans le monde. Une étude publiée dans The Lancet en 202045 montre que c’est également en 2019 qu’explose le nombre de recherches sur Internet du terme « eco anxiety », ainsi que l’attention des médias pour ce même terme.

Les éco-anxieux dans la société française

Quelle est l’ampleur de l’éco-anxiété dans la société française ? À ce stade, il est difficile d’évaluer le nombre d’éco-anxieux ou leur proportion dans la population « en l’absence de grille “diagnostique” validée et d’études épidémiologiques conduites spécifiquement sur la question », ainsi que l’affirme le médecin épidémiologiste Alice Desbiolles dans son livre consacré à ce sujet46.

On peut néanmoins tenter d’évaluer la part de la population qui est susceptible d’être affectée par l’éco-anxiété par le biais d’enquêtes d’opinion. Le dérèglement climatique est désormais l’une des principales préoccupations des Français et la proportion de celles et de ceux qui se disent inquiets face à cette menace est élevée. Cela ne veut pas dire pour autant qu’une large majorité de la population française souffre d’éco-anxiété. On peut malgré tout formuler l’hypothèse selon laquelle les plus inquiets et les plus pessimistes sont susceptibles d’être éco-anxieux. Différentes enquêtes récentes menées sur le réchauffement climatique, les enjeux environnementaux, la transition écologique, l’écologie ou la collapsologie indiquent ainsi qu’ils pourraient représenter entre 17 % et 29 % de la population (tableaux 2, 3 et 4).

Tableau 2 : Enquêtes d’opinion récentes en lien avec le dérèglement climatique
Enquête  Question posée % des répondants
Enquête Ifop sur le réchauffement climatique (octobre 2018) Très inquiet en pensant au phénomène du réchauffement climatique 29 %
Enquête Harris Interactive sur l’écologie (août 2019) Très pessimiste pour l’avenir de la planète 17 %
Enquête Elabe sur les préoccupations environnementales des Français (septembre 2020) Très urgent d’agir pour protéger la planète 29 %
Enquête Elabe sur la lutte contre les émissions de CO2 (décembre 2020) Degré d’urgence très élevé par rapport au dérèglement climatique 28 %

On peut supposer que les personnes qui se montrent très inquiètes vis-à-vis du réchauffement climatique et qui estiment qu’il est très urgent d’agir (tableau 2) sont aussi celles qui militent en faveur des mesures les plus drastiques en matière de transition écologique : stopper la croissance économique, mesures impliquant des sacrifices financiers de la part des Français et des entreprises ou une réduction de leur revenu disponible, modification importante de leurs propres habitudes (tableau 3).

Tableau 3 : Enquêtes d’opinion récentes sur les mesures d’adaptation à prendre pour lutter contre le dérèglement climatique
Enquête  Question posée % des répondants
Enquête BVA sur climat/environnement : quels changements attendus par les Français post-Covid (juin 2020) Tout à fait d’accord avec l’idée qu’il est légitime que des citoyens désobéissent et enfreignent la loi pour lancer l’alerte sur les menaces pesant sur la planète 19 %
Enquête BVA sur le changement climatique (août 2020) Prêt à une baisse éventuelle de ses revenus disponibles de plus de 1 % pour lutter contre le changement climatique 19 %
Enquête OpinionWay sur la confiance politique (février 2021) Si on veut préserver l’environnement pour les générations futures, on sera obligé de stopper la croissance économique 24 %
Enquête Elabe sur les enjeux environnementaux (mars 2021) Les enjeux environnementaux seront un élément très important dans le choix de vote à la prochaine élection présidentielle 28 %
Enquête Ifop sur la transition écologique (avril 2021) Degré d’urgence par rapport à la transition écologique : très urgent 26 %
Enquête Ifop sur la transition écologique (avril 2021) Pour réussir la transition écologique, on est obligé de stopper la croissance économique 28 %
Enquête Harris Interactive sur le cœur des Français (pour Challenges, août 2021) Pourrait certainement participer à un mouvement de protestation pour défendre le climat 25 %
Enquête OpinionWay sur le réchauffement climatique (septembre 2021) Prêts à changer de manière conséquente certaines de leurs habitudes pour contribuer à la baisse des émissions de gaz à effet de serre 21 %
Enquête Ipsos sur les fractures françaises (septembre 2021) Tout à fait d’accord avec le fait que le gouvernement prenne des mesures rapides et énergiques pour faire face à l’urgence environnementale, même si cela signifie de demander aux Français et aux entreprises des sacrifices financiers 24 %

On doit également noter que près de 20 % des personnes interrogées dans deux enquêtes récentes vont même jusqu’à redouter un « effondrement » de la civilisation dans l’avenir (tableau 4). Dans chacune de ces enquêtes, le changement climatique est d’ailleurs jugé comme la principale cause du risque d’effondrement.

Tableau 4 : Enquêtes d’opinion récentes sur la collapsologie
Enquête  Question posée % des répondants
Enquête Ifop sur la « collapsologie » (novembre 2019) Tout à fait d’accord avec l’idée selon laquelle la civilisation telle que nous la connaissons va s’effondrer dans les années à venir 17 %
Enquête YouGov sur l’effondrement (novembre 2019) Redoute beaucoup un effondrement de notre civilisation dans l’avenir 18 %

Le profil des éco-anxieux

Même s’il n’existe pas d’enquête officielle en tant que telle en France sur les éco-anxieux, on peut néanmoins tenter d’en dresser un portrait approximatif en s’appuyant sur les résultats d’une enquête en ligne sur l’éco-anxiété réalisée en 2019 par la psychothérapeute Charline Schmerber47, mais aussi sur ceux de diverses enquêtes menées auprès des marcheurs pour le climat, des sympathisants du Mouvement climat ou des collapsologues.

Plus de 1 200 personnes ont répondu à l’enquête en ligne de Charline Schmerber, qui ne se veut pas représentative de ce que pense la population française. Les répondants sont des personnes qui se montrent sensibles à cette thématique de l’éco-anxiété puisqu’ils sont plus de 90 % à affirmer que la dégradation de l’environnement crée chez eux un sentiment d’anxiété. 38 % affirment que leur état actuel de stress dans leur vie de tous les jours est important ou aigu et 68 % que leur ressenti d’anxiété par rapport à l’environnement est important ou aigu (20 % dans ce dernier cas). Ces « éco-anxieux » sont des jeunes (46 % ont moins de trente-cinq ans et 74 % ont moins de quarante-cinq ans), des femmes (65 %), des citadins (42 % vivent dans des agglomérations de plus de 100 000 habitants), des diplômés (38 % ont un niveau Bac+5, 76 % ont au moins un niveau Bac+2 et 84 % au moins un niveau Bac) et des CSP+ (41 % sont cadres, cadres supérieurs et professions libérales). Les trois principaux secteurs dans lesquels les individus qui ont répondu à cette enquête travaillent sont les secteurs de la santé et de l’action sociale, de l’éducation et de la formation et du développement durable. Il est à noter que cette anxiété n’est pas uniquement liée à l’environnement ou au réchauffement climatique. Elle est jugée « systémique », en étant liée aussi à la guerre, aux pénuries, à la violence, au risque économique ou sanitaire et donc, pour un certain nombre de répondants, au risque d’« effondrement global ». Enfin, en dehors de l’anxiété, ceux-ci mettent aussi en exergue trois autres émotions ressenties face aux enjeux de dégradation de la planète, à savoir la colère, la tristesse et l’impuissance.

Ce profil des « éco-anxieux », tel qu’il ressort de l’enquête de Charline Schmerber – jeunes, femmes, citadins, diplômés, CSP+, sans nécessairement avoir un important capital économique – correspond en grande partie aux caractéristiques des marcheurs pour le climat, des sympathisants du Mouvement climat et des collapsologues.

Les enquêtes menées par le collectif de chercheurs Quantité critique auprès des manifestants pour le climat en 2018 ou en 201948 indiquaient également que ceux-ci étaient jeunes, diplômés, CSP+, mais aussi avec un positionnement politique à gauche, soit un profil assez similaire aux « éco-anxieux » mis en évidence par Charline Schmerber dans son enquête (même si celle-ci ne mentionne pas l’orientation politique des répondants).

Des chercheurs de Sciences Po Grenoble ont également réalisé une enquête auprès de 10 000 « participants et soutiens du mouvement climat49 », qui allaient d’individus ayant une sensibilité écologique déclarée jusqu’à ceux qui ont un comportement politique engagé en passant par les participants aux marches pour le climat. Ils en concluent que ceux-ci sont une « population majoritairement jeune, urbaine, féminisée et éduquée », avec deux tiers de femmes, des jeunes (plus de la moitié a entre quinze et trente-quatre ans), des diplômés (49 % ont un niveau master), des CSP+ (51 % sont cadres) et des citadins (près de la moitié résident dans ou à proximité d’une grande ville). Les personnes sondées se positionnent également à gauche, voire très à gauche. Les auteurs de cette enquête soulignent à ce propos la proximité des caractéristiques sociologique de ces participants et soutiens du mouvement climat avec celles de l’électorat écologiste : un électorat jeune, féminin, diplômé et cadre.

Ces répondants semblent souffrir d’éco-anxiété à partir du moment où ils sont 85 % à considérer que la civilisation telle que nous la connaissons va s’effondrer dans les années à venir et 75 % à estimer que les problèmes environnementaux ont diminué leur confiance en l’avenir et pour les projets personnels. Les auteurs du rapport emploient d’ailleurs explicitement le terme d’« éco-anxiété » à leur propos. C’est encore plus net pour ceux qui sont qualifiés d’« activistes » dans l’enquête car ils se mobilisent régulièrement, ils ont un positionnement « radical » et ils adoptent des écogestes dans leur vie quotidienne. Ces derniers sont environ 90 % à penser que la civilisation va s’effondrer et plus de 80 % à estimer que les problèmes environnementaux ont diminué leur confiance en l’avenir.

Enfin, l’Observatoire des vécus du collapse (Obveco) a réalisé une enquête en ligne auprès de 1 600 personnes qui sont qualifiées de « collapsonautes » car ils estiment que « l’effondrement a déjà commencé », complétée par une partie qualitative et trois séries de pré-tests quantitatifs50. Il en ressort que les personnes sensibles à la collapsologie – pour 80 % des répondants, le « collapse » a déjà commencé et le processus d’effondrement aboutira à une situation très dégradée sous un horizon rapide (moins de dix ans) – sont des hommes (60%), plutôt jeunes (en moyenne 34-38 ans), très diplômés (85 % ont suivi des études supérieures et 51 %, des études supérieures longues), citadins et de sensibilité écologiste et de gauche. Une autre enquête réalisée en 2019 auprès de « collapsologues »51 avait également indiqué que ceux-ci étaient des hommes (64 %), jeunes (moyenne d’âge de trente-quatre ans), CSP+ (38 % de cadres supérieurs), citadins (47 % vivant dans une agglomération de plus de 100 000 habitants) et de sensibilité écologiste. À l’exception du genre, les caractéristiques de ces collapsologues correspondent à celles de l’électorat écologiste, des marcheurs pour le climat ou de leurs soutiens.

On peut en déduire que les éco-anxieux sont sans doute plutôt des femmes que des hommes, des jeunes, dont le symbole par excellence est celui de Greta Thunberg, des diplômés de l’enseignement supérieur, des CSP+ et des individus de sensibilité écologiste et de gauche. Les enquêtes d’opinion tendent à indiquer également que figurent parmi les plus pessimistes sur les questions climatiques, et donc vraisemblablement parmi les éco-anxieux, certaines catégories spécifiques, comme les parents de trois enfants et plus. Enfin, les études montrent que deux autres catégories sont vulnérables à l’éco-anxiété. La première est celle des scientifiques qui travaillent sur le climat ou la biodiversité. Le projet « Is this How you Feel? », mené en Australie, a permis de constater à quel point les scientifiques spécialistes du climat pouvaient être affectés par cette angoisse d’anticipation. La seconde est celle des militants écologistes qui peuvent souffrir de ce qui est appelé un « burn-out militant ».

Les trois risques

Finalement, il existe sans aucun doute trois risques relatifs à l’éco-anxiété. Le premier est un risque de déni, qui consiste à ne pas prendre cette forme d’angoisse au sérieux ou bien à la minimiser, notamment pour des raisons de nature idéologique (par rejet de l’écologie) ou par rapport à une jeunesse jugée trop sensible ou trop fragile. Cette anxiété est réelle face à un risque climatique qui paraît à l’évidence de plus en plus tangible. Elle représente pour une partie des jeunes l’équivalent, mais à un âge précoce, de la fameuse « crise du milieu de la vie », à savoir une brusque prise de conscience de « la finitude de l’existence52 ».

Le second risque est de « pathologiser » cette anxiété climatique, c’est-à-dire de transformer ces émotions en un problème de santé mentale. Or, pour beaucoup de chercheurs, l’éco-anxiété est une réaction tout à fait saine face à la menace environnementale et même une réaction jugée nécessaire pour passer à l’action. Ashlee Cunsolo et ses collaborateurs estiment ainsi qu’« il est possible que des sentiments d’anxiété et de deuil écologiques, bien qu’inconfortables, sont en fait l’épreuve par laquelle l’humanité doit passer pour mobiliser l’énergie et la conviction nécessaires pour les changements vitaux qui sont maintenant requis53 ».

Enfin, le troisième risque est que ces angoisses tout à fait légitimes ne soient instrumentalisées à des fins idéologiques, politiques, commerciales ou sectaires par différentes sortes d’individus ou de groupes dans une atmosphère globale de nature millénariste.

Eddy Fougier sur https://www.jean-jaures.org/

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