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Transports : face au chaos climatique, « il faut des politiques très exigeantes sur la sobriété »

Les transports représentent 30 % des émissions de gaz à effet de serre en France : deux tiers pour les personnes, un tiers pour les marchandises. Pour réduire cette pollution, miser sur la technologie ne suffit plus, explique le chercheur Aurélien Bigo. Il faut que nos habitudes changent radicalement.

Chaque jour, nous passons en moyenne une heure à nous déplacer. Une durée minimum par rapport à l’impact majeur qu’a sur nos vies notre mode de transport privilégié : la voiture. Nos villes sont structurées autour d’elle, avec tout ce que cela implique : pollution atmosphérique et sonore, inadaptation aux enfants et personnes vulnérables, dépendance au pétrole, difficultés à pratiquer des mobilités actives comme la marche et le vélo…

Pourtant, on le sait, il va falloir réussir à s’en passer au maximum pour faire face à l’enjeu climatique et environnemental actuel. Aurélien Bigo est bien conscient de l’enjeu, lui qui a soutenu sa thèse en 2020 sur « Les transports face au défi de la transition énergétique ». Il est désormais chercheur associé à la chaire Énergie et prospérité et travaille sur des scénarios de prospectives de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). Il est aussi titulaire d’un master en économie de l’environnement et ingénieur en géologie.

Et dans les changements de modes de vie que nous allons devoir mener, Aurélien Bigo voit une perspective enthousiasmante : moins de sédentarité, de stress, d’inégalités sociales, une meilleure qualité de l’air et de la vie. Entretien.

À Valence (Drôme), le 9 juillet 2022, les bouchons se succèdent, particulièrement dans le sens nord-sud.

Dans votre thèse, vous constatez que la durée des déplacements quotidiens (une heure) et leur nombre (trois ou quatre) n’ont pas changé depuis 1800. Leur vitesse a en revanche été multipliée par dix à douze. Comment expliquez-vous cela ?

Aurélien Bigo : On estime que les usagers sont prêts à passer une heure pour se déplacer chaque jour, ce qui n’a pas changé depuis 1800. Le nombre moyen de trajets n’a pas non plus changé depuis deux siècles parce que nos motifs principaux de déplacements sont restés les mêmes : aller au travail ou étudier, faire des achats, rendre visite à des amis ou de la famille, etc.

Mais il y a deux siècles, on n’avait pour se déplacer que la marche à pied ou, éventuellement, le pas du cheval. Les territoires et les activités étaient structurés en conséquence. Cela a été bouleversé par l’arrivée de modes de transport plus rapides : le transport attelé, le chemin de fer pour les longues et moyennes distances, puis le tramway dans les villes, le vélo à partir des années 1870, la voiture à la toute fin du XIXsiècle et l’avion au début du XXsiècle.

Cela fait maintenant plusieurs décennies qu’on ne bat plus de records de vitesse (on peut quand même citer le TGV), mais ces modes de transports rapides sont devenus plus accessibles dans la seconde moitié du XXsiècle. Toutes mobilités confondues, nos déplacements se font aujourd’hui à 50 km/h en moyenne. Donc on parcourt environ 50 kilomètres par jour.

Quelle est la conséquence de cette accélération ?

L’accélération de nos mobilités n’a pas permis une baisse du temps passé dans les transports. Elle a surtout été utilisée pour accéder à des destinations plus lointaines, ce qui explique l’étalement urbain et l’augmentation des distances domicile-travail.

Dans votre thèse, vous avez aussi montré que les radars installés en 2003 ont engendré une baisse des vitesses moyennes de nos déplacements, et par la même occasion des émissions de gaz à effet de serre. Par quels mécanismes ?

Le but des radars, c’est de réduire la vitesse pour prévenir les excès sur la route. Entre 2002 et 2005, on a observé une baisse de 7 km/h des vitesses pratiquées, aussi bien sur les routes limitées à 130, 110 que 90 km/h. Étant donné que c’est en voiture qu’on passe les deux tiers de notre temps de transport quotidien, ce ralentissement a entraîné une baisse de la vitesse moyenne de nos mobilités. Et, pour compenser, le nombre de kilomètres parcourus chaque jour a un peu diminué.

Comme les émissions de CO2 sont corrélées au nombre de kilomètres parcourus, ce ralentissement dû aux radars a eu un impact fort sur nos émissions de gaz à effet de serre. Et donc, étonnamment, l’introduction des radars est sans doute la politique publique dans le domaine des transports qui a eu le plus fort impact en termes d’émissions de CO2, alors que ce n’était pas l’objectif visé.

Comment ont évolué les émissions de gaz à effet de serre au cours des dernières années ? Allons-nous dans le sens de la stratégie nationale bas carbone (SNBC) qui prévoit la neutralité carbone d’ici 2050, soit de diviser par six nos émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990 ?

Durant la décennie 2010, les émissions des transports ont été relativement stables en raison de deux tendances opposées qui se compensent. On a d’un côté une croissance de la population qui veut se déplacer (notamment en avion), une baisse du nombre de personnes par voiture et certains véhicules de plus en plus lourds avec les SUV. Tout ça contribue à une hausse des émissions de gaz à effet de serre. De l’autre côté, on a quand même tendance à aller vers des véhicules plus efficaces, qui consomment moins, et vers une meilleure efficacité des poids lourds.

Vous distinguez cinq moyens d’action sur lesquels jouer pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre dans le domaine des transports. Quels sont-ils ?

Sur les cinq leviers, disons qu’il y en a trois et demi qui jouent sur la sobriété, et un et demi sur la technologie. Le premier, c’est la modération de la demande de transport, c’est-à-dire se tourner vers des modes de vie plus en proximité pour parcourir moins de kilomètres quotidiennement. Ensuite, il y a le report modal, c’est-à-dire remplacer le plus possible l’avion et la voiture par les transports en commun ou des modes actifs comme la marche et le vélo.

Le troisième levier, c’est un meilleur remplissage des véhicules, avec plus de covoiturage par exemple. Pour ces trois leviers-là, il s’agit de sobriété, de changer son comportement, ses habitudes de mobilité, son mode de vie.

Le quatrième levier, c’est celui de l’efficacité énergétique. Elle regroupe plusieurs éléments : réduire la vitesse et le poids des véhicules, pratiquer l’écoconduite, mais aussi passer à des véhicules qui ont un meilleur rendement. Et le dernier levier, d’ordre purement technologique, c’est la décarbonation de l’énergie, qui consiste à remplacer le pétrole par des énergies décarbonées ou moins carbonées comme l’électricité, l’hydrogène, le biogaz ou les agrocarburants.

Sur lesquels de ces leviers s’appuient à l’heure actuelle les politiques publiques pour réduire les émissions de gaz à effet de serre ?

Pour l’instant, sur la décarbonation de l’énergie, c’est-à-dire le passage du pétrole à d’autres énergies. Ce levier majeur sera indispensable pour atteindre nos objectifs, mais il va falloir le combiner à plus de sobriété. Si la décision du Parlement européen d’interdire la vente de véhicules à moteur thermique à l’horizon 2035 est confirmée, on sera déjà sur une évolution technologique forte et ambitieuse.

Mais la technologie ne suffira pas. Il faut des politiques très exigeantes sur la sobriété des mobilités – relatives aux emplois, aux commerces et aux services –, sachant qu’elles sont à peine développées aujourd’hui.

D’un point de vue environnemental, il va falloir réussir à se passer au maximum de l’avion et de la voiture. Cela ne semble pourtant pas être pour tout de suite…

Il y a une sorte de tabou sur le fait de réduire l’usage de la voiture et de l’avion à l’avenir. Ça s’illustre par les politiques publiques, qui continuent à soutenir ces filières économiques, avec les dizaines de projets de construction pour créer ou élargir des autoroutes, agrandir des aéroports. D’un point de vue fiscal aussi, on a encore un très fort soutien à l’automobile via le renouvellement des flottes et le système de bonus-malus qui encourage à rester dans le modèle de la voiture au centre de nos mobilités. Il va falloir s’interroger sur les bouleversements des filières économiques, sur l’emploi et les formations qui seront nécessaires si on s’oriente vers une moindre utilisation de la voiture et de l’avion.

Est-ce que ça signifie la fin des voyages ?

Ça n’empêchera pas certains déplacements à plus longue distance, ni de continuer à voyager, mais autrement : peut-être faire du cyclotourisme, prendre davantage le train, de nuit ou de jour, les transports en commun. C’est ce que fait déjà une partie des usagers, mais il faudrait déployer ces pratiques à une échelle beaucoup plus large pour que cela ait les effets nécessaires en termes d’impact climatique.

Lors de votre soutenance de thèse, Ophélie Risler, à l’époque cheffe du département de lutte contre l’effet de serre au ministère de la transition écologique, a dit avoir lu vos travaux avec l’espoir d’y trouver des solutions pour réduire les émissions de gaz à effet de serre dans les transports. Comment est-ce possible ?

Je pense que les pistes d’action, elle doit déjà les avoir en tête. Ce qui est problématique, c’est que parmi tous les leviers que j’évoque, peu sont mis en place, ou de manière pas assez ambitieuse. Ce n’est pas forcément au ministère de l’écologie que se trouvent les principaux freins à la transition et ma thèse n’explique pas comment gagner des arbitrages face aux autres ministères… comme celui de l’économie.

En Allemagne, le ticket à 9 euros par mois a été mis en place pour prendre tous les trains régionaux du pays cet été. En Autriche, le « ticket climat » permet de voyager dans tous les transports en commun autrichiens pour 3 euros par jour depuis octobre 2021. En France, le « Pass jeunes », qui permettait aux moins de 26 ans de circuler en TER pour 29 euros par mois, n’a pas été renouvelé cet été. Comment expliquer ce choix ?

On a besoin du transport ferroviaire, et il faut inciter les usagers à s’en servir. Mais cela ne suffira pas. Si on veut un réel report modal et un transport ferroviaire moins cher que l’avion, il faut aussi davantage taxer l’énergie pour le transport aérien. Aujourd’hui, le manque de taxation crée un défaut de concurrence très défavorable d’un point de vue climatique. Donc il faut favoriser le transport ferroviaire par des aides, comme le « ticket climat », mais en même temps défavoriser les modes de transport les plus polluants.

Le train de nuit fait sa réapparition en France et en Europe. Est-ce que vous pensez que ça peut changer la donne ?

Le train de nuit se redéveloppe, mais pas de manière assez affirmée. Il faut mettre des fonds sur la table, notamment pour investir dans le matériel, et parce que certaines lignes ne sont pas rentables sans financement public. Le contrat de performance entre l’État et la SNCF Réseau [conclu pour la période 2021-2030, ndlr] est insuffisant. En France, le train de nuit a du potentiel surtout sur des liaisons qui ne passent pas par Paris, là où le réseau ferroviaire est moins développé, pour remplacer l’avion.

Pour les liaisons européennes, un grand nombre doivent être remises en place (comme Paris-Berlin) ou sont prévues. Mais encore une fois, la condition pour que ces trains de nuit opèrent un réel report modal, c’est en parallèle de défavoriser l’avion et la voiture. Par exemple en interdisant les trajets aériens substituables en train, en limitant les autoroutes à 110 km/h ou en facilitant les trajets porte à porte avec des locations de véhicules à destination pour les trajets exceptionnels, qu’ils soient personnels ou professionnels.

Vers quels types de véhicules va-t-il falloir que nous nous dirigions ?

Vers des véhicules moins puissants. La vitesse maximale des véhicules vendus aujourd’hui est autour de 180 km/h, sur un réseau où la vitesse maximale est de 130 km/h… Il faut aussi qu’on aille vers des véhicules plus aérodynamiques et plus légers, comme les véhicules de moins de 500 kilos avec juste une ou deux places. La Renault Twizy ou la Citroën Ami, par exemple, peuvent très bien convenir pour la plupart des trajets du quotidien. Pas besoin d’un véhicule de cinq places lorsqu’il n’y a qu’une personne par voiture dans la grande majorité des trajets, notamment sur les déplacements domicile-travail. Il faut que ce type de véhicules se développe en substitution de la voiture. Cependant a pu voir des Citroën Ami utilisées par des lycéens de familles aisées à la place de la marche, du vélo ou des transports en commun : ces véhicules ont beau être petits, ils restent moins vertueux que les modes de transports actifs.

On peut plus globalement aller vers des véhicules intermédiaires entre le vélo et la voiture. Il y a le vélo à assistance électrique, qui va permettre un peu plus de confort, de rapidité, de passer plus facilement les obstacles et les reliefs, d’aller plus loin et de s’adapter à des personnes qui ne se seraient pas mises au vélo autrement. On peut aller vers des vélos cargos, avec ou sans assistance électrique, qui permettent de transporter plus facilement des charges. Il y a ensuite les vélomobiles, qui sont des vélos couchés, carénés, très aérodynamiques : c’est le véhicule à propulsion humaine le plus rapide qui existe. On pourrait le développer dans des zones peu ou moyennement denses.

Un tiers de la population habite à moins de 5 kilomètres de son lieu de travail, mais moins de 5 % utilisent le vélo pour s’y rendre. Comment faire pour développer cette mobilité active ?

On a d’abord besoin d’un système cohérent qui puisse rendre le vélo plus pratique que la voiture : il faut des infrastructures sécurisées et un réseau continu qui permette d’aller vite, des places de stationnement, aussi bien dans les logements, au travail que dans les gares pour pouvoir faire de l’intermodalité.

Ensuite, il faut développer l’offre de véhicules dont j’ai parlé en mettant en place de la location ou des aides à l’achat. Développer le vélo nécessite aussi de prendre de la place aux voitures et de réduire leur vitesse pour assurer les conditions de sécurité. Concrètement, ça veut dire systématiser, autant que possible, le 30 km/h dans les zones urbaines.

Quand on pense à la levée de boucliers qu’il y a eu au moment de la mise en place des 80 km/h, pensez-vous vraiment que les 30 km/h en ville et les 110 km/h sur autoroute puissent être imposés et respectés ?

Les enquêtes montrent que la mesure des 30 km/h en zone urbaine est assez largement plébiscitée par la population. J’ai toujours vu des résultats de sondages à plus de 50 %. Mais comme souvent, on a tendance à entendre davantage les quelques personnes qui y sont vraiment opposées. De plus en plus de communes, de villes et de villages instaurent cette mesure. Il faut poursuivre au niveau national, comme l’a fait l’Espagne en passant à 30km/h toutes les voies urbaines sur lesquelles il n’y a qu’une voie par sens de circulation. C’est une mesure bien vécue par les usagers, parce qu’elle apaise la ville et la sécurise.

Il faudrait que la voiture n’ait plus toute sa place dans les villes, que son utilisation soit partagée, que les véhicules soient beaucoup plus légers.

Pour les 110 km/h sur l’autoroute, c’est plus compliqué. Les enquêtes montrent qu’une majorité d’automobilistes y est défavorable. Mais c’est l’une des seules mesures qui ont un effet sur la consommation de pétrole à court terme. C’est d’autant plus important dans un moment de crise énergétique extrêmement fort comme aujourd’hui, avec le pétrole qui finance la guerre en Ukraine. Si on avait été un minimum courageux, un minimum à la hauteur des enjeux, on aurait déjà mis en place les 110 km/h sur autoroute ces derniers mois. Mais à part subventionner un peu plus l’achat du pétrole, rien n’a été fait depuis le début de la guerre en Ukraine et la hausse du prix des carburants.

Ce genre de mesures ne risqueraient-elles pas d’aggraver les inégalités sociales ?

Pour les mesures de limitation de vitesse, c’est plutôt l’inverse. Ceux qui sont le plus motorisés sont en général les plus fortunés. Ils font plus de kilomètres et sont donc les plus touchés. Mais pas au portefeuille, parce que la mesure des 110 km/h fait faire des économies de carburant.

Comment rendre acceptables ces mesures nécessaires à la transition dans le domaine des transports ?

Comme les questions de sobriété interrogent nos usages, elles demandent de s’intéresser davantage aux usagers, à leurs aspirations et de les impliquer dans la coconstruction des politiques publiques. C’est là que l’enjeu environnemental rejoint l’enjeu social sur la « transition juste ».

Les 110 km/h sur autoroute, par exemple, auraient pu être mis en place après la Convention citoyenne pour le climat, mais le président a mis son veto. On a vu que les citoyens, représentatifs de la population française et formés aux enjeux – c’est une étape indispensable –, étaient capables d’aller beaucoup plus loin que nos politiques sur les leviers de sobriété, jusqu’à maintenant.

Que pensez-vous du concept de « ville du quart d’heure », dans laquelle tout ce dont on a besoin serait accessible en moins de 15 minutes ?

Je pense que c’est une bonne direction à prendre, mais une fois qu’on a dit ça, tout reste à faire. Et il faut se poser cette question de l’accessibilité à une échelle plus large. Les problématiques ne sont pas les mêmes suivant qu’on s’intéresse aux centres-villes ou si on pense aux banlieues, aux zones péri-urbaines, à la ruralité.

Selon vous, à quoi ressembleront nos villes en 2050 ?

C’est dur à dire. J’ai tendance à étudier ce qui est souhaitable, plutôt que ce qui est en train d’être mis en place. Il faudrait que la voiture n’ait plus toute sa place dans les villes, que son utilisation soit partagée, que les véhicules soient beaucoup plus légers. D’autres modes de transports devraient être privilégiés, avec la priorité pour la marche, le vélo, les transports en commun. Il nous faudrait des villes qui se soient complètement détournées du pétrole, avec des véhicules électriques à la place. Cela aurait des cobénéfices importants en termes de pollution sonore, de qualité de l’air.

Ce sont des perspectives enthousiasmantes. Il y a tout un tas de freins, mais ça vaut le coup de les dépasser pour se diriger vers cet horizon souhaitable d’un point de vue climatique, environnemental et social.

Adèle Cailleteau (Mediacités)

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