Sélectionner une page

René Dumont (1904 – 2001) : Le premier « écolo » français… ( présidentiable en 1974 )

René Dumont (1904-2001) dans son film de campagne en 1974. En agrandissement : René Dumont à Paris devant la Tour Eiffel.

René Dumont fut choisi par les premiers partis écologistes pour les représenter à l’élection présidentielle de 1974 qui allait amener Valéry Giscard d’Estaing à l’Élysée. Excellent choix malgré un résultat modeste, 1,32% des suffrages exprimés.

Cet agronome connu pour son engagement aux côtés des paysans du tiers monde allait en effet populariser le message écologiste auprès de millions de Français en usant d’un sens aigu de la communication. Pull-over rouge, crinière blanche et yeux bleus, il ne ratait jamais l’occasion de faire parler de lui par un coup d’éclat ou une foucade.Visionnaire attaché au concret, il a entrevu avec une singulière prémonition les grands enjeux à venir, que ce soit l’explosion démographique du XXe siècle dont il s’est inquiété dès 1932, les dégâts de la colonisation sur les paysanneries pauvres, la faillite des indépendances africaines et bien sûr les effets de la surconsommation des pays riches sur l’environnement et le climat. Il s’est aussi trompé lourdement, sur l’agriculture intensive et le régime maoïste en Chine, mais n’a eu aucune réticence à admettre ses erreurs, du moins dans le premier cas.

Mais, victime de la malédiction de Cassandre, René Dumont a souffert de voir ses avertissements restés sans effet. Les écologistes qui ambitionnent de conquérir plusieurs grandes municipalités françaises ce 28 juin 2020 seraient bien inspirés de se pencher sur les raisons de son échec…

Un témoin engagé… et désespéré du XXe siècle

René Dumont a traversé son siècle avec une énergie toujours renouvelée, cherchant la compagnie des paysans et houspillant les nantis et les puissants. Son parcours découle assez naturellement de son héritage et de son enfance, ainsi que le montre son biographe Jean-Paul Besset (Une vie saisie par l’écologie, 1992). Il est né à Cambrai en 1904 dans une famille farouchement républicaine et laïque. Son père, au regret de ne pouvoir reprendre la ferme familiale dans les Ardennes, est devenu instituteur rural puis ingénieur agricole, publiant quantité d’ouvrages de vulgarisation technique. Sa mère, l’une des premières agrégées de mathématiques, devient directrice de collège.

L’enfant, très éveillé, manifeste une passion précoce pour le travail de la terre comme pour l’aventure, exprimant très tôt l’envie d’aller au Tonkin (l’actuel Nord-Vietnam), colonie exotique et encore mystérieuse ! Il a dix ans quand survient la Grande Guerre. Le 2 août 1914, au son du tocsin, son oncle lui lance une phrase définitive : « La guerre, c’est l’assassinat des paysans. » À Arras, dans le collège de sa mère transformé en hôpital de campagne, il découvre la boucherie et en retire un pacifisme irrépressible et viscéral.

Carte postale montrant l'Institut National d'Agronomie rue Claude-Bernard dans le 5ème arrondissement de Paris. En agrandissement : Carte postale de la rue Paul Bert avec l’Opera en toile de fond à Hanoi pendant l’Indochine française.

Pourtant, après une admission à l’Institut Agronomique national (INA) en 1922, il se résigne à faire son service militaire pour obtenir le droit d’aller justement au Tonkin. Au lieutenant qui lui demande ce qu’il fait s’il y a une mitrailleuse ennemie sur la colline d’en face, le conscrit répond du tac au tac : « Je mets les chevaux à l’abri. »

La vie de caserne lui vaut une dépression mais enfin, le voilà en 1930 à Hanoï en qualité d’ingénieur agronome. Il étudie avec avidité les techniques paysannes de culture du riz et déjà se heurte aux autorités coloniales qui voudraient imposer des techniques à leur façon. Peu porté au compromis, c’est un euphémisme, il démissionne dès 1932 et de cette expérience, va tirer un ouvrage : La Culture du riz dans le delta du Tonkin. C’est le premier d’une cinquantaine de livres et d’une quantité incommensurable d’articles.

La culture du riz dans le delta du Tonkin de René Dumont, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, Paris. En agrandissement : Cuba est-il socialiste de René Dumont, éditions du Seuil, Paris, 1970.

Son caractère entier n’empêche pas René Dumont de devenir professeur à l’INA. C’est désormais un notable. Il travaille et publie mais prend aussi le temps de se marier. Le couple adopte une fillette et mène une vie confortable, avec bonne et vacances à la mer. En 1937, il est sollicité pour un travail bénévole par le ministre de l’agriculture Georges Bonnet du cabinet Léon Blum et, pour toute récompense, sollicite une mission d’étude auprès des paysans d’Afrique du nord. Il ne va ensuite jamais cesser de parcourir l’Afrique et le tiers monde, avide de comprendre les manières d’être des paysans et de les épauler dans leur travail. Plus de quatre-vingt pays étudiés !

Quand survient l’invasion allemande de l’été 1940, le professeur Dumont suit l’INA à Vichy. Les événements l’indiffèrent. Comme beaucoup de militants de gauche mus par un pacifisme absolu, il juge l’Occupation comme un moindre mal et ferme les yeux sur les exactions du régime de Vichy, poursuivant son enseignement sans toutefois se compromettre et en se gardant de stigmatiser ses élèves juifs. Il écrit des articles dans une revue technique, La Terre française, et n’évite pas des formules malheureuses : « Les agriculteurs allemands nous observent, soyons fiers de notre renommée ; sachons leur montrer une agriculture progressiste, au courant des plus récentes techniques. » Beaucoup de jeunes technocrates ambitieux se disent alors, comme lui, que la « Révolution nationale » du maréchal Pétain est après tout l’occasion de moderniser la France sans s’embarrasser des politiciens.

La paix revenue, l’agronome reprend avec une énergie renouvelée sa course autour du monde. Porté par l’air du temps, il veut promouvoir partout les techniques intensives occidentales, à coup de pesticides et de mécanisation, et notamment la « révolution verte » mise en oeuvre en Inde avec un apparent succès ! Il y voit la seule possibilité de nourrir une population en croissance accélérée. Se réclamant de la gauche radicale, il milite bien sûr contre la guerre en Algérie mais se détache très tôt des communistes soviétiques dont les crimes le révulsent. Il ne s’en montre pas moins attaché à toutes les expériences de modernisation « socialistes », en Europe de l’Est, en Chine, à Cuba ou encore en Afrique.

Julius Nyerere (1922-1999), Premier ministre de la Tanzanie de 1960 à 1961 puis président de la République de 1964 à 1985. En agrandissement : couverture du livre L'Afrique noire est mal partie de René Dumont (1962).C’est seulement dans les années 1960 qu’il va avec honnêteté tourner casaque en constatant partout l’échec de ces tentatives et en les dénonçant dans des ouvrages virulents. Avec un soupçon de masochisme, les nouveaux dirigeants du tiers monde apprécient le franc-parler de l’agronome et en redemandent. À Cuba, René Dumont déclare à Carlos Rafaël Rodríguez, chef du parti communiste : « Ton pays fournit un exemple pédagogique extraordinaire pour moi. Avant 1959, on y a accumulé toutes les fautes économiques possibles en régime capitaliste. Depuis, on y a accumulé toutes les fautes économiques possibles en régime communiste. »

En Tanzanie, Julius Niyerere, leader charismatique de la gauche radicale, exige de ses ministres qu’ils apprennent sur le bout des doigts le contenu du très virulent essai : L’Afrique noire est mal partie (1962), dans lequel René Dumont souligne la déstructuration des sociétés africaines par la colonisation européenne et reproche très vivement à la classe dirigeante des nouveaux États indépendants son mépris pour la paysannerie et le travail agricole, sa corruption abyssale, sa servilité à l’égard des dominants (l’Occident hier, la Chine aujourd’hui) et sa manière caricaturale de reproduire les institutions et les moeurs européennes dans un continent auquel elles sont totalement inadaptées.

Dans le même temps, René Dumont constate en Afrique les dégâts environnementaux et sociaux de la « révolution verte ». Il prend conscience des limites de la planète et des dégâts occasionnés par le pillage des ressources naturelles, la quête du profit à tout prix et les excès de la consommation. Ce n’est pas sans mal. Le jeune Antoine Waechter qui avait fait appel à son aide pour empêcher la destruction d’une zone de marécages en Alsace dans les années 1960 se souvient de sa déconvenue quand l’agronome préconisa malgré tout sa transformation en plaine à maïs.

Mais les temps changent. Dans sa chère Afrique, René Dumont constate les dégâts de l’agriculture intensive sur les sols et la circulation des eaux. En 1967, l’échouage du Torrey Canyon provoque la première marée noire. C’est l’acte de naissance des mouvements écologiques.

Le 18 mars 1967, l’échouage du pétrolier au large de l’Angleterre provoqua la première marée noire. En agrandissement : De jeunes volontaires nettoient les plages à Perros-Guirec le 17 avril 1967.

L’année suivante, l’Américain Paul Ehrlich publie La Bombe P et dénonce la surpopulation (sans savoir que la fécondité humaine est déjà en train de fléchir). Dans le même temps, les Américains inaugurent le Jour de la Terre, le 22 avril 1970. En 1971, en France, le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas crée un Ministère de la Protection de la nature et de l’environnement et le confie au maire de Dijon, Robert Poujade. En 1972, un groupe de réflexion, le Club de Rome, publie un rapport à sensation, Les Limites de la croissance, aussi appelé rapport Meadows, du nom du rapporteur. L’année suivante enfin, le philosophe Ivan Illich publie La Convivialité, un plaidoyer contre le productivisme qui fera date.

C’est alors que René Dumont, sur le point de prendre sa retraite de l’INA, monte dans le train avec à son tour un essai au titre flamboyant : L’Utopie ou la mort ! Le titre est une suggestion de son éditeur Jean Lacouture. Avec ce succès de librairie, l’agronome productiviste et tiers-mondiste apparaît comme le porte-parole de l’écologie politique en voie d’émergence.

Peu après, en avril 1974, le président Pompidou meurt à l’Élysée et la campagne présidentielle s’engage aussitôt. De retour du Maroc, René Dumont est accueilli à Orly, à sa descente d’avion, par de jeunes militants du parti Les Verts, dont Brice Lalonde qui lui demande à brûle-pourpoint de représenter l’écologie à l’élection du 12 mai suivant. La même offre a été faite au naturaliste Théodore Monod qui l’a poliment refusé, se jugeant trop vieux (72 ans).

René Dumont va pour sa part l’accepter, y voyant l’occasion aussi de dénoncer ce qui lui importe par-dessus, le pillage du tiers-monde. Le QG de campagne est installé sur une péniche sur la Seine. L’agronome, sous le feu des caméras, savoure son plaisir et ne lâche rien de sa liberté de pensée. À la télévision, à sa manière habituelle, il se présente avec son pull-over rouge, un verre d’eau et une pomme qu’il ne manque pas de croquer. Le succès médiatique est au rendez-vous même si le résultat des urnes reste modeste.

Seul contre tous

Faut-il s’en étonner ? Son apostolat et son goût de la provocation n’ont valu à René Dumont aucun ami véritable. Ce n’en fut pas moins un séducteur de femmes et un coureur de jupons insatiable. Notons une relation avec son alter ego le démographe Alfred Sauvy, tout aussi passionné, égocentrique et rebelle à l’automobile, dont le sépare toutefois une divergence sur la démographie. Tandis que Dumont dénonce la surnatalité du tiers monde, Sauvy s’inquiète surtout des conséquences du vieillissement et de la dénatalité sur le monde développé. Cela lui vaut cette pique de son « ami » en 1974 : « Les dangers du vieillissement sont bien moindres que ceux de la surpopulation ; à son âge, Sauvy est maintenant capable de mieux le comprendre. »

L’amertume de Cassandre transparaît dans une ultime formule qui résonne avec une singulière actualité en ces temps d’après-Covid et de déboulonnage de statues : « L’homme blanc va bientôt être déchargé du “fardeau” qu’il s’était indûment arrogé, celui de diriger le monde » (La croissance de la famine, 1975).

André Larané

Poster le commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *