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Benjamin Sire : « Les jeunes ayant une faiblesse psychologique tombent comme des mouches »

Dans un témoignage poignant, le musicien raconte comment depuis le début de l’épidémie de Covid-19, sa fille s’est retrouvée deux fois confinée dans une unité de soins pédo-psychiatriques
Plus d'un an après le début de la crise sanitaire, les services de psychiatrie et de pédopsychiatrie craignent d'être débordés par la vague de nouveaux patients amenés par la pandémie. (illustration)

Plus d’un an après le début de la crise sanitaire, les services de psychiatrie et de pédopsychiatrie craignent d’être débordés par la vague de nouveaux patients amenés par la pandémie

La semaine s’achève comme elle a commencé. La lourde porte de l’unité de soins pédo-psychiatriques se referme sur notre enfant. La visite a eu lieu dans un triste couloir hermétique, les parents ne pouvant pénétrer dans le service du fait des restrictions imposées par la pandémie.

Pour la seconde fois depuis le début de cette crise sanitaire, notre fille va passer plusieurs mois enfermée dans ce service dédié aux pathologies psychiatriques précoces et autres dépressions qui se répandent parmi notre jeunesse, comme le virus inonde la planète.

Sa souffrance est contagieuse, et avec sa mère, chaque fois que nous rebroussons chemin, nous semblons plus petits, recroquevillés par ce mélange de culpabilité indistincte et d’inquiétude tangible. Nous reviendrons demain.

Manège rodé lors de la première hospitalisation. Se lever plus tôt le matin dans la perspective de la visite qui contraint à achever la journée de travail à 16h30 et à éventuellement la reprendre plus tard. Rentrer en apnée avec une sensation de vertige et une colère sans destinataire qui colle à l’âme comme un enduit poisseux. Se promener dans l’appartement et, au bout du couloir, instinctivement ouvrir la porte de cette chambre vide et silencieuse de manière quasiment ininterrompue depuis le mois de décembre. Ce silence est perçu comme un insupportable cri. Pendant des années cette pièce fut un concentré de vie, un océan de rires et de passions se succédant au gré des transformations de l’enfant. Une enclave de décibels heureuses, malgré les mauvais coups de la génétique et de la fatalité.

Notre fille est née handicapée, il y a douze ans, après un coup de tonnerre durant une nuit d’éclipse solaire. Albinos oculo-cutanée de type 1 (la forme plus sévère), elle est également touchée par de légers troubles moteurs, en voie de rémission, et un syndrome cérébelleux inexpliqué. Elle connaît par ailleurs le quotidien des enfants dont le QI est prétendument trop élevé, au-delà de 150, et pour lesquels la sociabilisation avec les camarades de leur âge est des plus complexes, cette donnée étant encore intensifiée par la crainte des moqueries consécutives à son handicap. Ainsi, depuis sa naissance, jamais elle n’a eu le moindre ami(i)e à l’école, jamais, à deux exceptions près, elle ne fut invitée à un anniversaire, à un goûter ou à toutes ces sortes de choses qui sont le lot de l’enfance. À force, elle s’est en partie enfermée dans un univers mental détaché de la réalité, la voyant évoluer dans une succession de mondes imaginaires adaptés à son incommode vécu.

Si l’albinisme se caractérise effectivement par un déficit dans la production de mélanine provoquant cette blancheur mythifiée qui condamne nombre d’albinos africains, dont le handicap est assimilé à je-ne-sais quel pouvoir magique les voyant pourchassés et démembrés pour servir un macabre marché mystique, il est en réalité présent sur les cinq continents et a bien d’autres conséquences que dermatologiques. La principale est ophtalmique, figurée par une très forte malvoyance, parfois à la limite de la cécité, et un nystagmus plus ou moins prononcé. Cette déficience vient de l’absence de pigments dans les photorécepteurs nous permettant de former les images, ainsi souvent que par une anomalie dans le croisement des fibres des deux nerfs optiques. Ainsi, notre fille est née quasiment aveugle et a pu récupérer un point de vision à chaque oeil grâce aux séances hebdomadaires de rééducation neuro-visuelle que nous lui avons infligées entre l’âge de 4 mois et l’âge de 6 ans. Elle est également suivie par toute une cohorte de services sanitaires, sociaux et hospitaliers, qui représentent pour nous autant d’aides précieuses que de contraintes chronophages.

C’est alors que survient cette satanée pandémie…

Mais dans son malheur, notre fille a quelques chances… et d’autres handicaps par délégation.

Ses chances ? Être le fruit de l’amour profond de ses parents et avoir un père qui, bien que porteur, comme sa mère, des gènes synonymes de l’albinisme, a de la mélanine à revendre, ce qui, par transmission, a limité l’aspect visible de la maladie. Ainsi notre fille, certes très pâle, a les cheveux blonds davantage que blancs, et les yeux bleus clairs bien qu’imperceptiblement cerclés de rouge.

Les handicaps par délégation ? Les nôtres, ceux de ses deux parents, dans cette famille dont chaque membre est porteur d’une carte d’invalidité, la mienne étant liée à la pathologie invalidante et douloureuse dont je suis victime depuis l’adolescence, et qui a organisé chaque pan de ma vie personnelle et professionnelle. À cela s’ajoute, un mode de vie quelque peu atypique, autant lié à nos problèmes sanitaires qu’à des existences d’artistes plus ou moins précaires, comme si par anticipation nous savions qu’il nous serait impossible d’envisager cette routine que nos caractères et les circonstances nous interdisent aujourd’hui.

Alors l’enfant a grandi cahin-caha, dans la joie de l’amour que chacun dispense à l’autre en riant de ces difficultés nous rendant plus solidaires, mais aussi dans une forme d’insécurité dont nous sommes coupables et qui a fini par révéler d’autres failles, mentales celles-là. Nous n’avons pas paniqué. C’est un sujet que nous connaissons bien et qui irrigue aussi l’hérédité de notre fille du côté maternel. Alors, il y a trois ans de cela, nous l’avons emmenée en consultation pédo-psychiatrique. À raison, puisque les médecins ont confirmé l’existence d’une anomalie profonde dans sa gestion de l’humeur, justifiant la poursuite des séances.

Arrive ensuite le temps du collège, après une brillante scolarité en primaire au sein d’un établissement adapté à la gestion du handicap. Au début, tout semble se passer pour le mieux. Ses résultats sont excellents et elle semble même progresser dans l’approche de ses camarades, tandis que l’équipe éducative, hyper motivée, l’apprécie et la soutient.

C’est alors que survient cette satanée pandémie qui bouleverse le quotidien de l’humanité entière et, depuis peu, surcharge les services psychiatriques dédiés à l’enfance et à la jeunesse.

Le 17 mars 2020, le premier confinement entre en vigueur sur tout le territoire, voyant également les écoles fermées. Chacun vit les délices de la scolarité à distance conjuguée au télétravail. Les parents, professeurs improvisés, comme leur progéniture, apprennent à jongler avec un arsenal d’applications de visioconférence dont les noms nous sont désormais aussi familiers que ceux des plus habituels objets du quotidien.

Face-à-face neurasthénique avec les écrans

Au jeu de la fausse sociabilité numérique, les Zoom, Skype, Meet et compagnie ont pris une place majeure dans nos vies. Tout en semblant nous rapprocher, ils exacerbent notre solitude et cet enfermement mental lié au web qui nous a, hélas, préparé au confinement, sans savoir à quel point notre foyer serait impacté par cette réalité. Nous sommes de longue date maintenant prisonniers de nos écrans, spectateurs d’un monde de pixels qui, s’il nous propose des visages plus ou moins amicaux, nous éloigne de l’incarnation, du charnel et de la chaleur humaine. La jeunesse est en première ligne dans ce phénomène, avec le danger que représente pour elle le fait de grandir dans ce face-à-face neurasthénique avec l’écran qui perturbe sa croissance et alerte l’ensemble des professionnels du secteur. Problème de développement cognitif, de communication, d’agitation ou de passivité exacerbée, de relations sociales, de sommeil, de sécheresse oculaire précoce et de toxicité pour la rétine, la liste est longue des conséquences directes de ce rapport obsessionnel à l’écran.

« La poursuite ad nauseam de la pandémie et la reconduite des mesures l’accompagnant ont changé la donne »

L’arrivée des confinements et des différentes mesures de restrictions sanitaires, dont le port du masque, ont amplifié l’impact de ce mouvement délétère. Si le premier confinement a pu être perçu par certains comme une sorte de parenthèse étrange, d’aventure à la fois inquiétante et propice à encourager les solidarités, la poursuite ad nauseam de la pandémie et la reconduite des mesures l’accompagnant ont changé la donne, provoquant un corpus anxiogène qui atteint particulièrement une jeunesse – notamment les étudiants – en déshérence sociale et financière et les enfants, rivés à leurs écrans et cantonnés à leurs chambres.

Pour les personnes atteintes de troubles psychiatriques, l’évolution s’est faite en deux temps. Durant le premier confinement, un grand nombre de médecins ont constaté l’arrivée de primo hospitalisés sans aucun antécédents, touchés et surpris par l’enfermement, tandis que leurs patients habituels semblaient tellement bien s’habituer à des conditions reproduisant celles de leurs comportements instinctifs qu’ils venaient moins souvent les voir. Las, la longueur de l’épidémie ayant eu raison de cet état de fait, les primo-hospitalisés sont devenus de vrais cas pathologiques, tandis que les malades de longue date ont, à leur tour, fini par exploser. C’est ce qui est arrivé à notre fille…

À la rentrée de septembre de cette année scolaire, avec sa mère, nous constatons son brutal amaigrissement et sommes alertés par de soudaines scarifications qui, d’ordinaire quand elles touchent des adolescents perturbés, le font davantage à partir de 15 ou 16 ans. L’école elle aussi se saisit du problème et nous finissons par apprendre qu’un harcèlement scolaire semble être en cause dans ce mélange d’anorexie et d’auto-flagellations. Déclencheur ou alibi masquant d’autres souffrances, nous ignorons encore le véritable rôle de ces circonstances dans cette affaire. Mais nous savons qu’à plusieurs reprises, de tels événements ont émaillé la scolarité de notre fille, notamment à raison de son handicap et de son nystagmus très perceptible, sans qu’ils aient produit un tel bouleversement dans ses attitudes. Ayant fait cesser le dit harcèlement et l’origine de celui-ci avec le concours des personnels du collège, nous constatons que son état continue pourtant d’empirer et prend un tour dangereusement suicidaire. Ses pensées tournent à vide et le désir de mourir submerge tous les autres. Il lui est désormais impossible d’accomplir une seule journée d’école sans passer l’essentiel du temps à l’infirmerie et, avec le collège, nous décidons de la déscolariser.

Les mois d’octobre et de novembre passent ainsi dans une ambiance morbide, nous rendant paranoïaque et nous obligeant à cacher les objets dangereux qui pullulent dans un intérieur, en plus de la surveiller à l’approche des fenêtres. Ma compagne ne pouvant recourir la plupart du temps au télétravail, je passe de nombreux jours seul avec elle dans l’angoisse du drame, n’arrivant plus à travailler dès qu’elle s’éloigne de moi et du salon où j’écris ces lignes, écoutant ses souhaits macabres comme paralysé. Impossible de tenir plus longtemps.

Il faut tirer le signal d’alarme

Juste avant Noël, sous la pression des psychiatres et de notre angoisse, nous la faisons donc hospitaliser dans une unité de soins psychiatriques pour enfants. Elle y reste deux mois et demi. Une forme d’éternité… pour elle qui vit si mal l’éloignement et l’ennui, pour nous qui ressentons autant le poids de l’absence que celui de la culpabilité de lui faire subir une épreuve aussi violente. Une forme d’éternité, mais un séjour pourtant trop court et interrompu à notre demande.

Erreur. Elle semble aller mieux. Semble seulement. Au bout de quelques jours, les symptômes réapparaissent. Le retour à l’école est un fiasco et le collège nous signifie qu’il lui est désormais impossible d’accueillir notre enfant, ne souhaitant légitimement pas assumer la responsabilité d’un éventuel accident, tout en nous certifiant qu’ils la réintégreront dès qu’elle ira mieux. Nous comprenons. Quelques jours encore. Longs et morbides. « Je veux mourir, je n’y arrive pas. Je ne pense qu’à ça, je veux mourir, je vais mourir. » Suffoquant. Panique et retour à l’hôpital, intimé par les psychiatres autant que par notre conscience. Et ce, a minima jusqu’à fin juillet. Pour quel résultat ? Que faire après, pendant ? Que faire, oui, cette question revient sans cesse, d’autant plus qu’il nous semble que les praticiens hospitaliers sèment le doute dans l’esprit de notre fille quant à nos capacités à l’élever avec nos maladies et handicaps respectifs. Réalité ou paranoïa ? Je l’ignore. Mais nous ressentons comme le poids d’une double peine.

Alors, la semaine s’achève comme elle a commencé. La lourde porte de l’unité de soins pédo-psychiatriques se referme sur notre enfant.

Encore une fois nous rentrons à la maison, dévastés. Le téléphone sonne. Ma compagne a une des ses cousines lointaine au téléphone. Celle-ci raconte son fils, grand adolescent. Depuis le début du confinement il a explosé, lui aussi. Il reste enfermé dans sa chambre, ne voit plus ses amis, ne leur parle plus, même pas via les réseaux ou tout autre moyen offert par le numérique.

« Une autre crise, plus pernicieuse, est en train de tisser sa toile »

Notre histoire commençant à être connue dans notre entourage, les témoignages de ce type nous arrivent en nombre. Les enfants et les adolescents ayant une faiblesse psychologique, un handicap ou une forme particulière de souffrance, tombent comme des mouches. L’hôpital nous le confirme aujourd’hui comme il l’avait fait en décembre. Ils sont débordés dans des proportions jamais connues, comme peuvent l’être les services de réanimation à cause du Covid.

L’adolescence est l’âge de toutes les transformations, de toutes les découvertes, dont les sentiments amoureux, mais aussi des doutes et des remises en question. Elle n’a pas besoin d’une pandémie pour afficher son potentiel traumatique sur des générations à la fois sur-protégées et se mouvant dans un monde froid et offrant peu d’espoir. Alors, avec le Covid, ce potentiel traumatique est exacerbé dans des proportions difficiles à envisager.

Il faut tirer le signal d’alarme. Derrière la crise sanitaire, derrière la crise économique qui se profile, une autre crise, plus pernicieuse, est en train de tisser sa toile dont il est impossible de mesurer les conséquences à moyen terme : une crise psychiatrique qui atteint en premier une jeunesse, prostrée, sidérée, comme si les circonstances devenaient définitivement impossibles pour cet âge, pour cette génération.

L’inquiétude est telle, que les pouvoirs publics en ont pris conscience, faute d’en prendre réellement la mesure, dans ce pays où la psychiatrie est le parent pauvre d’une médecine publique elle-même en grande difficulté. Alors, à l’ère de la communication et de la politique de l’émotion, le président de la République a décidé d’offrir 10 séances de psychologies aux enfants de 3 à 17 ans. 10 séances… Et après ?

Benjamin Sire est compositeur et journaliste.  

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