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« Au vu des forces économiques en présence, les abeilles et les pollinisateurs apparaissent indéfendables »

L’accord européen négocié après plus de deux décennies d’atermoiements n’inversera sans doute pas le déclin des pollinisateurs, et partant, de la biodiversité qui en découle, relève Stéphane Foucart, journaliste  dans sa chronique.

La protection des abeilles domestiques est l’une des causes environnementales les plus populaires et consensuelles ; elle est aussi le sujet sur lequel la plus grande part des politiques publiques divergent le plus des recommandations de la communauté scientifique compétente. Une récente décision l’illustre à nouveau.

Lundi 28 juin, au cours d’une réunion des ministres de l’agriculture de l’Union européenne (UE), la Commission et les Etats membres se sont accordés sur des objectifs de protection des abeilles domestiques. L’accord trouvé tient en un chiffre, 10 %. C’est le taux de mortalité jugé acceptable, au sein d’une ruche, en conséquence d’une exposition à un pesticide. La traduction réglementaire de cet objectif est simple : pour être autorisé en Europe, un agrotoxique ne devra pas détruire plus de 10 % d’une colonie d’abeilles domestiques qui y serait exposée.

Banal en apparence, cet accord marque en réalité l’aboutissement d’une saga qui dure depuis plus de vingt ans – et qui n’est d’ailleurs pas complètement achevée. En 1994, une nouvelle génération d’insecticides systémiques, utilisés en enrobage de semences, fait son apparition en France en grandes cultures. Immédiatement, les apiculteurs riverains observent des mortalités anormales, des dépérissements, des effondrements de certaines colonies.

Rideaux de fumées

Dix ans s’écoulent en vaines controverses, en instrumentalisation du débat scientifique, en faillite de l’expertise publique. De toutes parts, des rideaux de fumées se dressent. Le déclin des abeilles ? Des virus, des parasites, des prédateurs naturels, le changement climatique, les mauvaises pratiques apicoles : tout cela aurait brusquement conspiré pour faire périr les butineuses, au moment même où de nouveaux agrotoxiques arrivaient dans les champs.

En 2003, un rapport d’experts académiques commis par le ministère de l’agriculture établit au-delà du doute raisonnable, après trois années de travail, que les troubles relevés par les apiculteurs sur leurs cheptels sont ceux que l’on attend d’une intoxication aux produits incriminés. Et, surtout, que les procédures d’évaluation du risque des pesticides sont aveugles, et qu’il faut les réformer. Cela aurait dû être l’histoire de quelques années. En réalité, ce processus est toujours en cours, comme le rappelle la décision du 28 juin, sur les objectifs de protection des abeilles.

La procrastination des Etats membres porterait à rire si le sujet n’était si important

Une décennie après ce premier rapport, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) prend acte du problème. Elle propose un ensemble de principes nouveaux pour tester efficacement les risques des pesticides sur les abeilles, et certains pollinisateurs sauvages.

La procrastination des Etats membres porterait à rire si le sujet n’était si important : en sept années, ces principes ont été mis à l’ordre du jour de la comitologie européenne à une trentaine de reprises sans jamais être sérieusement discutés, adoptés ou rejetés. Au point que la Commission européenne finit par demander à l’EFSA de revoir sa copie, de manière à « assouplir » ces principes d’évaluation du risque. Lorsqu’il n’est pas possible de mener une politique fondée sur la science, il est toujours envisageable de produire de la science fondée sur de la politique.

Pourquoi autant de réticences ? C’est l’industrie agrochimique elle-même qui donne la réponse. Selon ses propres estimations, divulguées en 2017 lors d’un colloque, la mise en place des principes d’évaluation des risques initialement proposés par l’EFSA conduirait à exclure 79 % des usages d’herbicides, 75 % des usages de fongicides et 92 % des usages d’insecticides.

Ces chiffres sont bien sûr sujets à caution, mais en les tenant pour plausibles, quel responsable politique accepterait de porter un si lourd préjudice économique à un secteur aussi stratégique que l’industrie chimique – aux prises, de surcroît, avec la concurrence des firmes chinoises, de plus en plus conquérantes ?

Poursuite de la catastrophe

C’est donc sans surprise que plus de deux décennies d’atermoiements et de manœuvres dilatoires ont abouti à une décision peu protectrice, qui n’inversera sans doute pas le déclin des abeilles et des pollinisateurs sauvages. Et de toute la biodiversité qui en découle.

Car l’objectif de 10 % de mortalité acceptable par colonie est annonciateur d’une poursuite de la catastrophe. Ce n’est pas très compliqué à comprendre : les abeilles et les pollinisateurs ne sont pas exposés à une seule substance, mais en permanence à plusieurs dizaines (plus de 300 sont autorisées dans l’UE), dont les effets conjugués sont largement inconnus.

Peu importe que la Commission et les Etats membres aient été tancés pour leur laxisme, dès 2015, par l’EASAC (European Academies Science Advisory Council, la coalition des académies des sciences européennes) puis, plus récemment, par la Cour des comptes européenne. Les abeilles et les pollinisateurs apparaissent, au vu des forces économiques en présence, indéfendables.

Il serait simple, ici, d’en appeler à plus de démocratie dans la prise de décision, à rendre aux objectifs de protection de l’environnement toute leur dimension politique. Mais il n’est pas certain que les opinions soient prêtes à bousculer les équilibres socio-économiques pour protéger des bestioles bourdonnantes, fussent-elles aussi sympathiques et utiles que les abeilles, les syrphes ou les papillons. Le contraire apparaît même de plus en plus probable.

La Suisse a ainsi été le premier pays occidental à interroger directement sa population sur une fin progressive de la chimie de synthèse dans les pratiques agricoles. Des scientifiques se sont investis dans le débat et ont courageusement participé à l’information du public. Le résultat est qu’à une très forte majorité (environ 60 %), les Suisses ont préféré le statu quo.

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