Sélectionner une page

Eloi Laurent : « Le rapport du GIEC ouvre un chemin d’espoir pour l’humanité au milieu du chaos climatique »

Les experts proposent un scénario qui permet de repasser sous le seuil de 1,5 °C vers la fin du XXIe siècle, constate l’économiste dans une tribune pour « Le Monde ». A condition d’abandonner l’idée de croissance du produit intérieur brut (PIB) et de favoriser la justice climatique.

Un incendie près du village de Roqueiro, près d’Oleiros, au Portugal, le 14 septembre 2020.

Tribune. La précision stupéfiante du tableau climatique brossé par le sixième rapport d’évaluation du GIEC [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat] témoigne à la fois de la robustesse des hypothèses des climatologues cristallisées dès la fin des années 1970 et des progrès considérables réalisés ces toutes dernières années. Mais cette clarté obscure révèle tout autant le temps perdu, depuis vingt ans, pour conjurer la marche inexorable de la catastrophe climatique. Heureusement, à la netteté du constat correspond la netteté des solutions qu’impliquent les trois messages essentiels qui ressortent des milliers de pages du rapport et de ses annexes.

Premier message : nous n’éviterons pas un monde à +1,5 °C [seuil de hausse de température établi dans l’accord de Paris de 2015], tous les scénarios étudiés y convergent à plus ou moins brève échéance. La réponse à cette certitude ne consiste pas à s’en alarmer mais à s’en protéger. Puisque le dérèglement du climat est un risque social qui menace directement la santé humaine, il importe de bâtir une véritable protection « sociale-écologique » qui permette de mutualiser ce risque inédit et ainsi de l’atténuer.

Insécurité sanitaire

Pour la France, cela signifie très concrètement, par exemple, de renforcer nos protections collectives contre les canicules qui constituent, historiquement et prospectivement, les menaces climatiques les plus lourdes sur la sécurité sanitaire et économique. Des menaces qui se sont traduites, ne serait-ce que ces deux dernières années, par des milliers de vies perdues prématurément. Le dérèglement du climat ne fera qu’accentuer l’insécurité sanitaire au cours des prochaines années – des prochains mois, à vrai dire. Nous avons les moyens de nous y préparer au bénéfice des plus vulnérables.

Deuxième message : il y a un chemin d’espoir pour l’humanité au milieu du chaos climatique qu’elle a elle-même engendré. C’est le scénario dit « SSP 1 » (Shared Socio-Economic Pathway 1), qui fait du bien-être humain et de la réduction des inégalités sociales les deux piliers du développement en lieu et place de la croissance économique. Ce scénario projette, comme les autres, l’humanité dans le monde à +1,5 °C, mais il l’y maintient à moyen terme, avant de lui permettre de repasser au-dessous de ce seuil fatidique, à +1,4 °C, vers la fin du XXIe siècle.

Ce « récit climatique », finalisé en janvier 2017, implique explicitement d’abandonner la croissance du produit intérieur brut (PIB) comme horizon collectif et comme boussole des politiques publiques, compte tenu de sa corrélation avec les émissions de gaz à effet de serre et la surexploitation des ressources naturelles.

C’était déjà l’une des conclusions, passée largement inaperçue, du récent rapport conjoint du GIEC et de l’IPBES (la plate-forme des Nations unies pour la biodiversité et les écosystèmes). Cette implication est capitale, notamment pour les Etats membres de l’Union européenne, qui vient de présenter les contours législatifs de son « pacte vert », dont la Commission européenne persiste à affirmer qu’il s’agit d’une « nouvelle stratégie de croissance ».

Sortie des énergies fossiles

A la lumière du rapport du GIEC, le « pacte vert » européen ainsi conçu est une contradiction dans les termes. L’augmentation du PIB par habitant au cours des prochaines décennies et ses dégâts climatiques annuleront tous les efforts réalisés en matière d’efficacité énergétique et carbonique. Il faut au contraire, d’urgence, expurger les systèmes économiques et les imaginaires de l’obsession de la croissance et favoriser une transition du bien-être, pour nous placer sur le chemin d’espoir que nous laisse entrevoir le GIEC.

Le scénario SSP1 est, au fond, le récit d’une reprise en main de notre destin au cours de la décennie 2020, en vue d’une sortie de crise climatique dans la seconde moitié du siècle. Vu les délais qui nous sont impartis pour saisir cette chance, cet effort ne peut rationnellement reposer que sur deux technologies existantes, et que nous maîtrisons : la sortie des énergies fossiles et la sortie de la croissance.

Troisième message, enfin : à la condition de cette double sortie, nous pourrons rester dans les clous du budget carbone compatible avec une planète habitable, de l’ordre de 800 gigatonnes de dioxyde de carbone à émettre avant la fin inéluctable des énergies fossiles. L’enjeu est alors de savoir comment répartir ce budget de manière juste, compte tenu de la responsabilité passée, présente et future des différents Etats dans le dérèglement du climat.

Ce doit être le cœur des négociations de la COP26 dans quelques semaines à Glasgow : parvenir à s’entendre sur quelques critères simples de répartition juste de ces émissions restantes, que chaque pays décidera ensuite, à partir de critères de justice adoptés dans le cadre national, de répartir entre les différents groupes sociaux, par exemple sur la base du niveau de revenu et de richesse et des modes de vie. Cette justice climatique à double détente est la clé de l’acceptation du budget carbone par les plus grands pays émetteurs de la planète. Hors ce consensus, les pires des scénarios climatiques ne manqueront pas de se réaliser faute de coopération et de coordination.

Le rapport du GIEC nous commande d’agir, assurément, mais il est beaucoup plus précis que cela dans ses recommandations. Protection « sociale-écologique », sortie de la croissance, justice climatique : le chemin d’espoir qui s’ouvre devant nous est étroit et périlleux mais il n’a jamais été aussi bien balisé.

Eloi Laurent est économiste. Son ouvrage « Sortir de la croissance. Mode d’emploi », vient de sortir en édition de poche révisée avec une préface du climatologue Jean Jouzel (2021, Les Liens qui libèrent, 256 pages, 8,90 euros).

Poster le commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *