Emma Haziza : cette sécheresse « nous oblige à réfléchir à nos usages de l’eau »
93 départements français sur 96 font l’objet de restrictions d’eau et plus d’une centaine de communes sont privées d’eau potable. C’est du jamais-vu. Face à cette sécheresse record, l’utilisation de l’eau est devenue une question de société, selon l’hydrologue Emma Haziza.
Jamais la France n’avait connu pareille sécheresse. Depuis le début des mesures Météo France, à l’été 1958, jamais un mois de juillet n’avait connu si peu de précipitations. Cette sécheresse a commencé de s’installer dès cet hiver, et a atteint un tel niveau qu’aujourd’hui, 93 départements sur les 96 que compte la France métropolitaine font l’objet de restrictions d’eau. Plus d’une centaine de communes sont en outre privées d’eau potable, a indiqué vendredi le ministre français de la transition écologique, Christophe Béchu.
Dans la centaine de communes qui manquent d’eau potable dans l’Hexagone, « il y a des approvisionnements qui se font avec des camions d’eau potable qu’on achemine, puisqu’il n’y a plus rien dans les canalisations », a précisé Christophe Béchu, lors d’un déplacement dans le Sud-Est. « Tout l’enjeu, c’est de durcir un certain nombre de restrictions pour éviter d’en arriver là », a-t-il ajouté.
Pour l’hydrologue Emma Haziza, docteure de l’École des mines de Paris à la tête d’un centre de recherche et d’action sur les questions de sécheresse et d’inondation, il faut réduire notre consommation d’eau, et de nombreuses pistes existent. Entretien.
Mediapart : À quoi est due la sécheresse record que nous traversons cet été ? En quoi ce phénomène est-il distinct des vagues de chaleur ?
Emma Haziza : Il existe trois formes de sécheresse, et l’une peut en induire une autre : la sécheresse météorologique – c’est-à-dire l’absence de pluie –, la sécheresse des sols, et la sécheresse des masses d’eau — c’est-à-dire l’affaissement des nappes phréatiques, cours d’eau, lacs, etc. Ces trois phénomènes se conjuguent aujourd’hui, partout sur le territoire.
Ce qui est particulier cette année, c’est que 2022 arrive après une période où nous avons déjà battu des records historiques tous les ans, mais de façon différenciée selon les territoires : de 2017 à 2020, nous avons connu des températures extrêmes et des sécheresses dans plusieurs régions. Mais en général, il y avait d’excellentes recharges des nappes phréatiques pendant l’hiver. Elles étaient même parfois excédentaires, jusqu’à 30 % d’eau en plus, ce qui faisait qu’on pouvait sereinement aborder le printemps.
Ce n’est pas le cas cette année. Depuis que j’ai commencé à suivre les phénomènes de sécheresse, en 2003, je n’ai jamais vu un tel manque de recharge hivernale. 1976 est la seule année comparable. On le constatait déjà en mars : il n’a presque pas plu cet hiver, et le manque de précipitations s’est poursuivi au printemps. Ce à quoi se sont ajoutées les canicules de juin et de juillet, un paramètre aggravant pour l’assèchement du territoire.
Cette situation nous oblige à réfléchir à nos usages de l’eau. Il va y avoir des conflits, c’est certain. Prenons le cas du lac de Serre-Ponçon, dans les Hautes-Alpes. Il est fréquenté l’été par les planchistes et les campeurs, mais il alimente aussi, avec son barrage, une centrale hydroélectrique, ainsi que des productions agricoles en aval. EDF a d’ailleurs arrêté sa production au printemps, afin de garder de l’eau dans le lac [le niveau du lac se trouve aujourd’hui treize mètres au-dessous de son niveau habituel – ndlr].
Les besoins en eau, c’est à la fois l’agriculture, l’énergie, l’eau potable et l’industrie. Mais aussi les milieux vivants, dont personne ne parle à part les spécialistes de la biodiversité… Si le gâteau est de plus en plus petit, on ne peut pas rester au même niveau de consommation d’eau. C’est une question de société.
Ne faut-il pas repenser les usages agricoles, à qui reviennent 45 % de l’eau consommée en France ?
En effet. Il faut comprendre que ce n’est pas le changement climatique qui crée la sécheresse ; même s’il vient l’accentuer par les augmentations de température. La vulnérabilité de nos sols et leur difficulté à retenir l’eau sont principalement liées à la manière dont on les a maltraités depuis des années. Avec le labour, avec les produits chimiques, nous avons détruit les micro-organismes dans les sols, or ceux-ci ont besoin de vie pour capter le carbone et pour retenir l’eau.
Entre 1960 et 1990, ce sont 50 %, et par endroits 80 % de mares et de zones humides qui ont été détruites en France. Les zones humides constituent pourtant des réservoirs qui permettent de renouveler la pluie et la rosée. La terre ne transpire plus parce qu’elle n’a plus assez d’eau dans les premières couches de sol.
Cet assèchement s’est beaucoup fait dans les Landes notamment. On avait peur des maladies, on pensait qu’il était plus sain d’assécher, et puis l’on eut besoin d’agrandir les zones agricoles, d’artificialiser les sols… On n’avait pas conscience des petits cycles de l’eau. L’eau, ce n’est pas un grand cycle comme on l’apprend à l’école.
Qu’appelez-vous les petits cycles de l’eau ?
L’eau fait des micro-boucles. En France, par exemple, on a une entrée d’humidité sur le pourtour atlantique, qui génère ensuite des précipitations. Quand l’eau tombe, les deux tiers s’évaporent, sont emportés par les vents… et ces pluies retombent ensuite plus loin. Les pluies qui tombent à Brest permettent d’avoir des pluies à Strasbourg.
Mais nous sommes en train de perdre les cycles de pluies générées à partir des terres, parce qu’il n’y a plus ce réceptacle de zones humides au sol qui permet de régénérer cette évaporation. La pluie vient du sol, elle ne vient pas d’en haut. Quand il n’y a plus de végétation et de zones humides au sol, il n’y a plus de pluie.
S’il y a un changement climatique à l’échelle globale, il y a aussi des changements climatiques générés par les humains à petite échelle. L’activité agricole est partie prenante de ces phénomènes.
Que peut-on faire pour préserver ces petits cycles de l’eau ? Comment éviter de nouvelles sécheresses ?
La seule solution, c’est de laisser pénétrer l’eau dans les sols. Et non pas de la prélever, comme certains veulent le faire [c’est l’objet des mégabassines, de gigantesques installations agricoles pour prélever de l’eau dans les nappes phréatiques – ndlr]. Plus on va remplir nos réservoirs naturels, plus on va protéger et soutenir nos rivières, plus on va soutenir le vivant. C’est un cercle vertueux.
Quand on extrait de l’eau des nappes, en revanche, on la remet dans l’atmosphère, ce qui vient déstabiliser les flux atmosphériques. Et l’on accroît le risque d’affaissement des sols. C’est ce qui se passe en Californie, où les routes s’affaissent de 30 centimètres chaque année.
Certaines cultures ont toutefois besoin de beaucoup d’eau et dépendent de bassines pour leur arrosage. Le maïs par exemple. Est-ce à dire qu’il faut arrêter de produire ce type de céréales ?
Le maïs était considéré comme de l’or après la guerre. C’était une production hyper-rentable, qui permettait de toucher des primes importantes. On lui a trouvé tout un tas de débouchés avec l’amidon pour la papeterie et les cosmétiques, et l’alimentation animale.
Mais le maïs est une graminée tropicale, qui n’a pas de racines profondes et ne peut être alimentée en eau qu’en surface, ce qui oblige à irriguer. C’est aussi une plante qui a besoin d’eau au moment où l’on en dispose le moins : il faut l’arroser, en prenant dans les nappes ou les rivières, jusqu’à la mi-août ! On ne pourra pas continuer ainsi.
Une piste, le sorgho
Je comprends la nécessité pour les agriculteurs et agricultrices de poursuivre leur activité économique. Mais nous avons des financements européens pour aider à la reconversion des terres, à démarrer de nouvelles productions. Il faut utiliser cet argent pour mieux nous adapter, pas pour étouffer le système et épuiser les nappes phréatiques. Le Maroc, aujourd’hui, est obligé de désaliniser l’eau pour pouvoir continuer d’irriguer, ce qui consomme énormément d’énergie. Il ne faut pas en arriver là.
Une piste pour arrêter avec le maïs, c’est le sorgho. C’est une plante qui adore la chaleur et qui n’a pas besoin de beaucoup d’eau.
Nous devons réinventer notre agriculture, lui donner du sens et reprendre le pouvoir sur notre territoire. Les agriculteurs eux-mêmes sont à la fois responsables et victimes de ce qu’il se passe : certains, dépendant de grandes entreprises au-dessus d’eux, ne choisissent même pas ce qu’ils cultivent. 70 % de nos terres agricoles sont consacrées à la nourriture du bétail. Nous devons nous interroger sur ce système.
Comment les nappes phréatiques sous-dotées depuis cet hiver peuvent-elles se remplir à nouveau ?
Il faut pour cela une situation dépressionnaire qui nous apportera de la pluie. En réalité, avec une température de la Méditerranée de 6,5 degrés supérieure à la normale, nous avons une anomalie thermique qui pourrait provoquer de gros orages à l’automne, lorsque cette mer chaude sera en contact avec de l’air froid. Des pluies diluviennes pourraient arriver en octobre ou en novembre, voire en décembre. C’est ce qu’il s’était passé après la canicule de 2003. Les régions de Nîmes et Montpellier avaient connu un épisode désastreux le 3 décembre 2003, le premier classé vigilance « rouge ».
Maintenant que nous savons tout cela, il faut se préparer. Mettre des batardeaux [protections anti-inondation – nldr] sur les portes dans les zones inondables, aménager des zones refuges pour protéger les maisons, s’inscrire aux systèmes d’alertes… Tout le pourtour méditerranéen risque d’être en danger. Nos nuages sont de plus en plus dangereux.
Cependant, de telles pluies ne viendront pas recharger les nappes. Elles vont tout dévaster sur leur passage, ruisseler massivement, et repartir ensuite en mer en emmenant tous les polluants qu’elles auront trouvés sur leur passage. 50 % des biens sinistrés ces dernières années le sont à cause du ruissellement en dehors des zones inondables.
Pour l’heure, quasiment toute la France métropolitaine est soumise à des restrictions d’eau. Dans une soixantaine de départements, ces restrictions touchent le secteur agricole, la mesure maximale. En de nombreux endroits, les particuliers possédant une piscine ont interdiction de la remplir, interdiction d’arroser leur jardin potager… Mais les golfs, eux, peuvent encore utiliser 30 % de leur consommation habituelle. Ces mesures ne sont-elles pas inéquitables ?
Si, c’est toujours le cas quand il y a pénurie. Et certains arrivent à mieux se faire entendre politiquement que d’autres. En ce moment je suis en contact avec des gens désespérés, qui ne peuvent arroser leur potager mais voient autour d’eux des arrosages massifs, de l’eau envoyée toute la journée en plein soleil…
Il aurait peut-être fallu, en effet, empêcher les golfs de continuer d’arroser, tout comme fermer les piscines des hôtels… Mais quand il y a une activité économique en jeu, ce genre de mesures est compliqué. Cependant, dans les Alpes-Maritimes, l’eau est plus chère au-delà d’un certain seuil. C’est une piste intéressante pour limiter les usages.
Il y a par ailleurs des solutions alternatives : aménager des piscines naturelles, par exemple, ce qui aurait le mérite de recréer des écosystèmes. Ajouter des récupérateurs d’eau de pluie dans les jardins, faire des économies d’eau dans les usages sanitaires… Il faut recréer des systèmes le plus vertueux possible.
Amélie Poinssot à suivre sur https://www.mediapart.fr/journal/france/060822/emma-haziza-cette-secheresse-nous-oblige-reflechir-nos-usages-de-l-eau?utm_source=global&utm_medium=social&utm_campaign=SharingApp&xtor=CS3-5