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Un an dans l’intimité de la Taverne des Patriotes, repaire de militants nationalistes

Les discours, surtout sur Internet, conspirationnistes, confusionnistes, complotistes et négationnistes touchent jusqu’à 14 % des habitantes et habitants ( En France). Ces théories fantaisistes inspirées par l’Extrême Droite et reprises maintenant par l’Extrême Gauche et Antifa jouent sur les peurs et les pertes de sens. L’Extrême Droite est elle en train de gagner la bataille des idées ? De nombreux sites et torchons gauchistes se nourrissent de cette phraséologie. (7/20). MCD

Un simple clic suffit à découvrir l’un des plus grands forums de discussion en ligne des sympathisants de Marine Le Pen. Pendant la campagne présidentielle de 2017, il revendiquait plus de 2.500 membres. Bienvenue dans la «Taverne des Patriotes».

Photo: Maia Eli via Unsplash License by • Logo: Taverne des Patriotes
 Maia Eli via Unsplash License by • Logo: Taverne des Patriotes

À gauche, une colonne. L’icône, représentant des pintes de bière sur fond bleu-blanc-rouge, sonne comme une invitation. Vous entrez sur le Discord (à l’origine, un chat vocal pour joueurs utilisé comme forum de discussion) des patriotes. Avant de vous faire accepter, il vous faut montrer patte blanche: «Où avez-vous eu l’invitation pour accéder au Discord? Quel est votre bord politique?».

Nous sommes à quelques jours du second tour de l’élection présidentielle, des publications de journalistes ont mis la puce à l’oreille des administrateurs. Ils se savent plus ou moins observés. Même si l’on s’autorise quelques écarts à la dédiabolisation engagée par le Front national, les débordements se font sous forme d’humour. Rares sont ceux qui provoquent les responsables du «service d’ordre».

Capture d’écran réalisée au cours de la campagne de l’élection présidentielle 2017.

À l’intérieur, un règlement organise les échanges entre internautes, tous actifs sous pseudonymes. Après une scission fin mai 2017, une seconde Taverne s’est créée. Une partie des dirigeants actuels provient de l’ancien forum de discussion. En octobre de la même année, ces derniers ont lancé un sondage avec un objectif: en savoir un peu plus sur la petite communauté. Âge, pratiques religieuses, idéologies, références politiques, références culturelles… une ébauche de portrait sociologique se dessine sous nos yeux. Une ébauche car près de 200 membres ont répondu. Actuellement, ils sont entre 350 et 500 connectés tous les soirs, «patriotes» ou simples «invités». Pendant la campagne présidentielle, ils étaient près d’un millier de «taverneux» connectés chaque soir.

L’âge d’or des militants

«J’y ai trouvé une communauté et une ambiance assez galvanisante», explique l’un des membres historiques, PapyGill. Il est le seul à nous avoir proposé un échange vocal: «Ça vous changera», lance-t-il, un brin ironique. Sans surprise, c’est une voix masculine qui décroche. À l’image du Front national, la Taverne des Patriotes comptait et compte toujours une écrasante majorité d’hommes. 92%, si l’on se fie au sondage réalisé d’octobre dernier. À titre de comparaison, d’après l’étude de Jerôme Fourquet, directeur du département Opinion et Stratégies d’Entreprise de l’Ifop, les femmes ne représentent que 37% des jeunes et nouveaux adhérents du parti frontiste.

«Jeune» est l’adjectif qui qualifierait le mieux la Taverne, même si certains «ados grinçants» ont plus de 30 ans. Selon Jean MLP, l’un des dirigeants actuels, l’explication se trouve dans la stratégie de recrutement: «Les jeunes doivent surtout venir de JVC, jeuxvideo.com. Les anciens viennent de Fdesouche, YouTube et autres». Ainsi, sur les 195 personnes ayant répondu, 33 déclarent avoir 30 ans ou plus. De quoi penser que le militantisme sur le web attire aussi des générations plus âgées, ayant connu les vieilles méthodes du militantisme politique, celui que l’on considère comme le «vrai», le militantisme de terrain.

Autre enseignement: la Taverne compte en son sein une part non négligeable de mineurs, «comme beaucoup sur le net», commente PapyGill. Ils sont ainsi 42 à déclarer avoir moins de 18 ans, et représenteraient près de 20% des effectifs. Des chiffres qui se confirment à l’«accueil» de la Taverne où chaque nouveau venu doit se présenter. Si elle montre que le militantisme web attire les digital natives, cette proportion éclaire aussi sur les raisons de l’engagement politique numérique. En particulier, la possibilité de militer de manière anonyme, s’organiser et participer aux actions que l’on souhaite, sans engagement ni conséquence dans la vie réelle. «Je n’ai pas vraiment choisi de militer, c’est plutôt ce forum qui m’en a donné l’opportunité, en me permettant d’être anonyme, d’y consacrer un temps raisonnable pour s’occuper de ses affaires. La principale raison qui ne me pousse pas à aller militer dans la vraie vie c’est que je n’ai pas que ça à faire», explique PapyGill, qui jongle entre la Taverne et sa vie d’étudiant.

Cette diversité dans l’âge des membres se retrouve également dans leurs idées. Le salon est souvent désigné comme le forum des pro-Le Pen au cours de l’élection présidentielle, mais il ratisse large. Une certaine tolérance est promise aux curieux qui franchissent sa porte: «Les gens qui ne sont pas patriotes mais qui s’intéressent à la politique sont acceptés sur la Taverne pour venir débattre», peut-on lire dans le «Guide du patriote». Pour autant, la Taverne ambitionnait, et ambitionne toujours, même plus que jamais, de «devenir un carrefour du web patriote».

Un compromis nationaliste

«Carrefour», il faut le reconnaître, le terme est bien trouvé. La première impression est celle d’un immense bazar où se mêlent opinions, prises de positions, projets, idéologies diverses et surtout variées. On en vient, immédiatement, à se demander comment tout ce petit monde parvient à s’entendre, et mener des actions pour défendre un seul et même parti politique. Quand on lui pose la question, Jean MLP juge, a posteriori: «On était grosso modo tous d’accord pendant la campagne, donc on mettait nos idéologies de côté». Un joyeux bazar, dont le point commun reste une opposition frontale à ce que ces militants nomment «gauchisme», et au candidat «du système», Emmanuel Macron.

Visuel fourni par Jean MLP. | Taverne des Patriotes

Une forme d’union sacrée des droites les plus extrêmes qui perdure encore aujourd’hui, même si, depuis la scission de mai 2017, les partisans de Florian Philippot et de certains cadres du FN se font rares. Durant la campagne, ces derniers côtoyaient des nationalistes, des identitaires, ou encore des monarchistes aux tendances «tradi-catho». Une espèce de «compromis nationaliste» à l’image d’une des idées fondatrices du Front national.

Remontons le temps. Nous sommes en 1969, le groupuscule Ordre Nouveau se crée autour d’anciens membres d’Occident, de la Fédération des Étudiants Nationalistes et d’autres personnalités de l’extrême droite de l’époque, comme Roger Holeindre ou encore François Duprat. Si Ordre Nouveau est bel et bien un énième groupuscule d’extrême droite des années 1970, de lui naît un projet: celui de réunir d’autres mouvements et d’autres membres des droites nationalistes au sein d’un parti politique ayant pignon sur rue.

Il y a derrière cela, bien sûr, l’idée d’union sacrée, mais aussi de respectabilité pour des groupuscules qui, aussitôt créés, voient planer la menace d’une dissolution. Si ce cas de figure devait se produire, le parti pourrait servir de refuge pour ces militants plus adeptes des coups de forces que de tractage sur les marchés. Un compromis nationaliste déjà théorisé par Charles Maurras, mais véritablement mis en pratique pendant la longue présidence de Jean-Marie Le Pen, à la tête du Front national. Ce dernier parvient, au cours de quatre décennies, à réunir autour de lui différentes chapelles de l’extrême droite, favorisant notamment la double appartenance de ses adhérents.

Il est possible d’établir un lien. Non que les dirigeants et créateurs de la Taverne aient sciemment reproduit ce schéma, mais qu’inconsciemment, la même stratégie se soit mise en place.

PapyGill trouve l’expression de «compromis nationaliste» un peu datée, mais reconnaît néanmoins l’existence de cette diversité: «La Taverne est un groupe, anciennement militant pour le FN en vue de l’élection présidentielle, puis en s’essayant à la métapolitique par la production de contenu et de débats entre différents courants».

Dans le sondage, les «taverneux» ont été invités à se prononcer sur leur idées, leur croyances. Parmi les questions, on retrouve l’inévitable «De quelle grande idéologie vous rapprochez-vous?». Arrive en tête, sans surprise, le «patriotisme». Vient ensuite le nationalisme dans lequel se reconnaissent 60% des membres, puis une ligne identitaire (50%) et conservatrice, qui se définit elle même comme traditionaliste-chrétienne (46%).

Plus précise, une autre partie du sondage axée sur la ligne à laquelle se rattache chaque membre, permet de voir en détails la présence des minorités et des différentes chapelles idéologiques de l’extrême droite. Ainsi, une partie des membres actuels se définit comme nationaux-bolchéviques (7%), et l’on constate à proportion égale la présence de nationaux-libéraux.

Enfin, il faut également noter la présence, même faible, de personnes se présentant comme nationalistes et néo-païennes (2%). Les multiples chapelles de l’extrême droite restent bien représentées, des chapelles parfois opposées comme les néo-païens et identitaires, et les traditionalistes catholiques, souvent qualifiés de «frères ennemis» de l’extrême droite.

Des fractions qui échangent dans les différents salons de discussion, comme une maison aux pièces multiples. Une maison où domine un mot d’ordre: la liberté d’expression. Un élément fondamental selon Vespasien, venu des rangs anarchistes de gauche: «Nous n’avons pas peur de parler. L’extrême droite est déjà depuis longtemps attaquée, accablée de tous les maux. Les membres ne craignent plus de s’exprimer en toute liberté, surtout dans le domaine de l’humour. On s’est approprié les vieilles lunes de l’extrême droite, le complot, le racisme, les haines diverses et quelconques pour les pousser à outrance en versant dans l’ironie assumée». De l’auto-diabolisation qui répond à un dicton: «Qu’on parle de moi en bien ou en mal, peu importe. L’essentiel, c’est qu’on parle de moi».

La guerre des hashtags

L’utilisateur régulier de Twitter n’aura certainement pas manqué les hashtags #JeChoisisMarine, #Marine4World, ou encore #SortonsMacron.

Des opérations coordonnées, les «OPE», ont pour objectif de tweeter et retweeter massivement sous un même mot-clé, le faire remonter dans les sujets les plus populaires, et ainsi pouvoir donner de la visibilité à une idée. On peut également y voir la volonté connue, dans la mouvance nationaliste, de vouloir imposer ses thèmes, son lexique et ses propres représentations.

Au fur et à mesure que la campagne avance, la Taverne se dote même d’un véritable tutoriel Twitter pour ses membres.

Capture d’écran réalisée pendant la campagne de l’élection présidentielle 2017.

Au cours de la campagne présidentielle, Twitter est perçu comme un lieu facile d’accès, rapide à maîtriser, contrairement à Facebook. «L’utilisateur de Twitter est plus politisé qu’ailleurs. Facebook est beaucoup plus large de ce point de vue-là, mais y répandre des idées demande beaucoup plus de travail et de temps étant donné que c’est un réseau fermé», assure Jean-Pierre. Il faut dire que la Taverne a été lancée début janvier 2017, il ne reste plus que quatre mois pour diffuser les idées et le programme du Front national –pas encore au point à ce moment-là, il ne sera officiellement présenté que début février. Pas vraiment de quoi réfléchir et mettre en place des stratégies sur le long terme. La Taverne s’est largement inspirée de ses voisins américains. «L’objectif était dès le départ dans un but militant sérieux mais avec le détachement qui caractérise internet, l’aspect trollesque, précise Jean-Pierre, la campagne américaine a été un formidable mouvement de militantisme sur internet.»

Parmi les multiples opérations, l’une a marqué les esprits des membres du forum. Le 20 mars, c’est «Le Grand Débat» entre les principaux concurrents à l’élection prédidentielle. Apparaît alors sur Twitter #Marine4World, et sa déclinaison #World4Marine (comprenez Marine pour/avec le monde et le monde pour/avec Marine). L’opération intitulée «Marine4World» aurait, selon les dires des «taverneux», rassemblé des militants de plusieurs pays comme le Royaume-Uni, l’Espagne ou encore l’Italie.

Cette opération «a été la plus emblématique car la Taverne était au centre de l’organisation. C’était un petit groupe d’utilisateurs influents de Twitter qui l’avait décidée. Nous avons fait jouer notre réseau pour avoir le plus gros impact possible», confie Jean-Pierre. De son côté, Jean MLP explique: «Le but était de pousser les expatriés et les soutiens étrangers à montrer qu’ils étaient d’accord avec l’élection de Marine, d’ailleurs Twitter a censuré le hashtag car il marchait trop bien». Le chercheur Nicolas Van Der Biest nuance les propos des militants. Dans un article pour la RTBF, au surlendemain du grand débat organisé entre les candidats du premier tour, il expose son analyse des tweets produits la veille. Les Insoumis de Jean-Luc Mélenchon ont été, ce soir-là, la communauté la plus active.

Un autre hashtag a bien marché, très bien même… Début février, la Taverne met en avant une campagne contre Emmanuel Macron. Son mot-clé? #LeVraiMacron. Un nom repris quelques semaines plus tard par le Front national.

Quand le FN s’en mêle

Le 11 février est lancée l’opération #LeVraiMacron. Les visuels sont parfois repris par certains cadres, souvent locaux, du Front national ou du Front national jeunesse.

Capture d’écran réalisée pendant l’élection présidentielle 2017.

Ils sont cependant de facture simple, avec des slogans déjà utilisés par le passé: de la vente d’Alstom aux Américains au «Il se désinfecte les mains après avoir salué des ouvriers». Au cours de la dernière ligne droite de la campagne apparaît un site homonyme: levraimacron.net. Les visuels, cette fois, sont plus construits. Ils mettent en scène Emmanuel Macron, le sourire cynique, un pin’s «Vote for the system» épinglé à son col. Le visiteur est invité à découvrir «les personnalités bien peu recommandables» qui entourent le candidat d’En Marche. Le site est lancé par e-politic, la société de Frédéric Chatillon, ancien du Gud, proche conseiller de Marine Le Pen. Parmi les codirecteurs, on retrouve Jean-François Jalkh, député européen frontiste mais aussi et surtout futur éphémère président intérimaire du parti en 2017.

Il a dû céder sa place après qu’un entretien datant de 2000 avec l’universitaire Magali Boumaza a refait surface. Jean-François Jalkh y abordait la question des chambres à gaz. Il y estimait que «l’on doit pouvoir discuter de ce problème» et y établissait une distinction entre les révisionnistes, «timbrés» et «provocateurs», et les négationnistes «sérieux» à l’image d’un Robert Faurisson (plusieurs fois condamné pour contestation de crimes contre l’humanité) auquel il prête une certaine «rigueur» dans l’argumentation.

Capture d’écran réalisée au cours de la campagne de l’élection présidentielle 2017.

Plus intéressant encore, le codirecteur de publication du site est un certain Gaëtan Bertrand. Demeuré en arrière-plan sur les photos de famille, Gaëtan Bertrand est pourtant l’un des hommes clés de la campagne 2017. On lui doit, selon la récente enquête de Buzzfeed et Mediapart, la maxime «De toute façon, la France sera dirigée par une femme, ce sera moi ou madame Merkel» entendue lors du débat. Chargé de l’ensemble de la campagne numérique de Marine Le Pen, on prête à cet amateur de rock identitaire, des postes de direction au sein de la mouvance à Paris.

Son compte Twitter révèle qu’il entretient des liens avec l’un des fondateurs de la Taverne, Chepamec, au moins sur le réseau. Les deux hommes se suivent mutuellement, et peuvent donc échanger en public… comme en privé. En observant les comptes ajoutés par les deux utilisateurs, on peut dater cette prise de contact au mois de février. Plus précisément, c’est Gaëtan Bertrand qui a ajouté le fondateur de la Taverne.

«Plusieurs cadres du FN ont été parmi nous durant la période électorale, oui»

Du côté du forum, lorsqu’on évoque ces coïncidences, on reconnaît à demi-mot des contacts. «Plusieurs cadres du FN ont été parmi nous durant la période électorale, oui, confirme Jean-Pierre, des cadres locaux et nationaux sont venus à plusieurs reprises. De son côté PapyGill confie que la Taverne faisait partie d’un groupe plus important, le Congrès des Patriotes, où des cadres frontistes prenaient contact et échangeaient régulièrement avec les militants du web.

Un simple échange de savoir-faire ponctuel, mais néanmoins intéressant, comme en témoigne Dominique Albertini, journaliste à Libération et coauteur d’une enquête sur la fachosphère avec David Doucet, rédacteur en chef des Inrocks. «Le FN semble avoir complètement externalisé la réflexion sur ces sujets de communication. Il y a tout un tas de gens qui ne sont pas au FN, qui ne sont pas forcément d’accord avec ou ont sans doute tout un tas de choses pas très aimables à dire sur le FN. Ils adhèrent vaguement à la chose, bossent à l’extérieur de l’appareil et, finalement, voient leur idées récupérées par cet appareil, qui n’a plus les moyens de produire ça en interne», explique-t-il.

Une forme de gratification symbolique, de reconnaissance aussi, pour ces anonymes que Marine Le Pen appelait à combattre pour elle, un an auparavant. «C’est le genre de petites récompenses que le FN est encore capable d’offrir, à défaut d’autre chose», commente Dominique Albertini.

Tweeter, retweeter, et après?

Au-delà de cette gratification discrète, la Taverne se développe. En parallèle de la campagne, elle diversifie ses modes d’action. Désormais, ce ne sont plus uniquement des hashtags et des visuels de type mèmes qui sont diffusés. D’autres outils, plus classiques, sont utilisés par les militants de la Taverne.

On retrouve, parmi ceux-ci, un jeu vidéo. Une stratégie qui n’est pas sans rappeler un terrain déjà précédemment investi par le Front national en 1992. Comme le relatent les David Doucet et Dominique Albertini, le parti se lance alors dans une version améliorée de Pac-Man. Le jeu, distribué à une trentaine d’exemplaire à la «fête des Bleu-blanc-rouge», met en scène un mini Jean-Marie Le Pen, chargé de récolter des flammes tricolores en évitant les «ennemis de la France», comme Fodé Sylla, alors président de SOS Racisme. Un Pac-Man dont le créateur n’est autre que l’un des fils de Jean-Yves Le Gallou, l’un des cadres du FN de l’époque, devenu depuis l’un des papes de la «réinfosphère», cet ensemble de sites qui prétendent lutter contre la «propagande» des médias en «réinformant» leurs lecteurs, en particulier sur les questions identitaires.

Visuel fourni par Jean MLP. | Taverne des Patriotes

Le 3 mai dernier, c’est en version pixelisée que l’on retrouve la candidate frontiste, chargée d’une mission: battre un à un les autres candidats à la présidentielle et les convaincre de se rallier à elle pour affronter, en finale, Emmanuel Macron. Bienvenue dans «Marine Le Pen 2017, le jeu».

Loin du vieux Pac-Man, il prend l’allure des jeux Pokémon. Jean Marie Le Pen a, lui, cédé sa place à sa fille. Un parti pris assumé par PapyGill, l’un des concepteurs. «L’idée est venue dans une discussion, un peu éméchée, à 4h du matin, raconte-t-il, une pointe d’humour dans la voix. On a fait ça à trois, en reprenant le modèle du Conseil des 4 dans Pokémon. On avait vu le jeu des Insoumis, on s’est dit “Pourquoi pas nous?”»

Une précision tout de même: selon lui, le jeu ne devait être qu’un petit bonus entre militants. Alors, il s’avoue toujours surpris, mais pas mécontent, de la réaction de Florian Philippot, vice-président du Front national et bras droit de la candidate à l’époque.

Un mois auparavant, un nouveau site internet voit le jour. Un site qui se veut informatif, mais qui est aujourd’hui inactif. Batailleuse.com était «un mini Fdesouche, avec quelques articles faits par des personnes de la Taverne», relate Jean MLP. Il mentionne également un autre site: Plebiscis, précisant que ses dirigeants ont depuis quitté la Taverne.

Capture d’écran réalisée au cours de la campagne de l’élection présidentielle 2017.

Le site se revendique d’initiative populaire et prétend lutter contre des journalistes devenus des «professionnels de la manipulation». On notera, au passage, la reprise d’un slogan soralien devenu célèbre dans le milieu de la «fachosphère»: «Un journaliste c’est soit une pute, soit un chômeur». Plebiscis se veut un lieu de tribunes libres, don le ton, très à droite, ne trompe pas. Au menu: défiance et critiques des médias, défiance et critique des élites, islamophobie et xénophobie. Un lieu qui se veut indépendant du Front national, mais qui permet aux idées de celui-ci de se répandre, de se normaliser, de se «dédiaboliser», sous des airs de site internet totalement respectable.

Faire front sous tous les angles. Cette stratégie des petits pas virtuels n’aura pourtant pas permis la victoire de Marine Le Pen à l’élection présidentielle.

Gueule de bois

Après cinq mois d’engagement en ligne, c’est la déception.

«65,1%» annonce Van der lyn sur la Taverne. «La ligne Philippot nous a perdus», juge instantanément jeanÏsaiedKoenigsbier. Alors que Guillaüme estime que «la France est morte». ODSB met en cause le débat, tandis que plusieurs utilisateurs déclarent vouloir quitter ce «pays de merde».

Vous l’aurez compris, la défaite n’est jamais la chose la plus évidente à accepter, y compris lorsque l’on est militant sur internet. «Le web exacerbe les passions», nous confie l’un d’eux, et c’est vrai. Tout au long de la soirée, les «taverneux» refont le monde: qu’est-ce qui n’a pas marché? La faute au débat sans doute, et à la candidate. Certains jugent, déjà, que Marine Le Pen n’est plus tout à fait à sa place, dans le parti que son père a dirigé pendant près de quarante ans.

Très rapidement, les dirigeants de la Taverne réagissent, eux aussi, avec un message clair: une bataille de perdue, pas la guerre.

Capture d’écran réalisée au cours de la campagne de l’élection présidentielle 2017.

Alors que certains membres continuent d’insulter une Marine Le Pen qui danse un soir de défaite, de rejouer le débat ou d’analyser encore et encore une stratégie d’entre-deux-tours ratée, quelques dirigeants ont déjà l’esprit tourné vers le lendemain.

Internet, accélérateur temporel? C’est une réalité. Bien plus rapide qu’une machine partisane, qu’un état-major parisien, le petit groupe de militants décide de prendre son destin en main. Le 21 mai, un débat est organisé sur l’un des salons vocaux. «La Taverne a été, durant la campagne électorale, une structure de soutien au FN sur internet. Mais nous n’oublions pas que nous sommes animés par le triomphe de nos idées, par-delà les clivages, et c’est avant tout leur victoire que nous encourageons.»

Capture d’écran réalisée au cours de la campagne de l’élection présidentielle 2017.

Janvier 2018. La Taverne fête son premier anniversaire, ou presque. Elle s’est divisée, a été fermée, puis rouverte. Elle se remet lentement de la défaite à l’élection présidentielle, a pris ses distances avec les états-majors, qu’ils soient philippotiste ou mariniste. «On a toujours des contacts mais ils ne nous intéressent plus», confie PapyGill.

La Taverne se veut indépendante, continue de mener son petit bout de chemin, non plus pour un candidat, non plus pour un parti, mais pour des idées. Une bataille idéologique aux yeux de PapyGill, pour qui «nos ennemis, à savoir les féministes, les anti-France, les racialistes de gauche, les néo-marxistes en paille et compagnie, arrivent à influencer l’espace public avec leurs idées, aussi bien dans la vraie vie que sur internet. […] Nous avons l’ambition de faire de même avec nos idées». Il faut dire qu’un autre Discord a su, lui aussi, se faire connaître pendant la campagne présidentielle: le Discord insoumis, royaume des pro-Mélenchon.

Internet se transforme peu à peu en un nouveau champ de bataille idéologique. Exit Marine Le Pen, bonjour Antonio Gramsci.

Malgré la défaite de leur candidate, les membres de la Taverne semblent bien décidés à continuer, avec une seule idée en tête:

Image de profil fournie par PapyGill, avec son autorisation pour diffusion.

Delphine-Marion Boulle

Hobbits, chansons et saluts romains: voyage dans la contre-culture de l’extrême droite italienne

Au contraire de l’extrême droite française, la «destra» italienne a développé une véritable contre-culture depuis 1945 et, a fortiori, depuis les années 1970.

Lors d'une manifestation de l'association Casa Pound, en mars 2012.
Lors d’une manifestation de l’association Casa Pound, en mars 2012.

La campagne du référendum constitutionnel italien du dimanche 4 décembre et les élections municipales de mai dernier démontrent non seulement la fragilisation de la majorité de Matteo Renzi, mais confirment aussi la tripartition du pays entre centre-gauche, droite et «Mouvement Cinq Etoiles». Elles révèlent la persistance d’une classe politique de droite italienne qui, même divisée, partage de solides références communes, souvent acquises au cours de jeunesses militantes tumultueuses.

On remarque ainsi, au sein du Comité pour le non au référendum, le bouillonnant activisme d’anciens militants du Mouvement social italien (MSI, un parti néofasciste actif de 1946 à 1995), comme Maurizio Gasparri, et de nombre d’anciens autres missini. À Latina, ville-laboratoire de l’Italie mussolinienne, plusieurs listes se réclamaient aux municipales de la même famille politique issue de la destra post-fasciste, tandis qu’à Rome, le torchon n’a cessé de brûler entre les partisans de Giorgia Meloni, héritière revendiquée d’Alliance nationale, l’ancien parti de Gianfranco Fini, et ceux de Francesco Storace, issu lui aussi de la mouvance post-fasciste.

La grande division de la destra italienne est aussi le signe de son omniprésence au sein du «centre-droit» italien. Même rivaux, ses dirigeants partagent une culture et des références communes qui ont traversé les décennies, leur donnent une même vision de l’Histoire contemporaine transalpine et donc une grille commune d’analyse des événements actuels. Une culture faite de chansons au coin du feu, de références à Tolkien et aux hobbits, de poètes maudits et de morts restés jeunes, où s’entrecroisent les fascistes fusillés d’avril 1945 et les militants d’extrême-droite tombés au cours des années de plomb d’un Mai 68 qui dura jusqu’à l’aube des années 80.

Mirko Tremaglia, vétéran du fascisme, membre historique du MSI et d’Alliance nationale, ministre sous Silvio Berlusconi, contribua après l’avènement de la IIe République, en 1994, à forger un discours visant à réintégrer la mémoire de l’Italie fasciste dans l’histoire italienne. Lisant, au cours d’un rassemblement d’Alliance nationale en 2003, un texte de l’écrivain Cesare Pavese qui faisait référence à la mémoire divisée de l’Italie et aux semaines de chute du fascisme, il s’attacha à légitimer le passé de la destra italienne, un passé puisant ses origines dans la guerre civile de 1943-1945 et dans sa mémoire.

Cette contre-culture commune s’est ainsi nourrie de la mise en avant du destin de figures intellectuelles ou journalistes de la République sociale italienne (RSI), la «République de Salo» créée par Mussolini à la fin de 1943. Ella a parfois chercher à récupérer, souvent malgré eux, le passé de personnalités du monde de la culture, catalogué(e)s engagé(e)s «volontaires» dans les troupes de cet ultime avatar du régime du Duce. C’est par exemple le cas de Julius Evola, figure qui, comme l’expliquaient sur leur blog les journalistes du Monde Caroline Monnot et Abel Mestre, irrigue plusieurs romans italiens essentiels pour comprendre l’extrême droite radicale. La pensée d’Evola, qui contribua à mêler ésotérisme, traditionalisme et racialisme, fut davantage partagée par le courant le plus «révolutionnaire» du MSI, celui de Pino Rauti, souvent le plus critique vis-à-vis de la stratégie visant à amener la destra italienne à la participation au pouvoir.

Jeunesse engagée et actions violentes

Durand les années de plomb, une autre mémoire a émergé, celle d’une jeunesse engagée à l’extrême droite et participant à des actions souvent violentes, qui parfois lui coûtèrent la vie. L’un des événements majeurs de cette contre-culture est le concert annuel organisé à Milan en hommage à Sergio Ramelli, un militant du Fronte della Gioventu assassiné à l’âge de 18 ans, en 1975, par des membres d’une organisation d’extrême gauche. Son agonie, qui dura plus de deux semaines, ses obsèques et le procès des responsables de son assassinat dans les années 1980, restent l’un des souvenirs les plus marquants pour la génération qui accéda aux responsabilités gouvernementales dans les majorités successives de Silvio Berlusconi. Giorgio Almirante, alors secrétaire du MSI, et Teodoro Buontempo, figure du courant de Pino Rauti, portèrent son cercueil. Gianni Alemanno, ancien maire de Rome et figure successive du MSI et de l’Alliance nationale, inaugura un monument à son nom et toute la destra italienne communia aux obsèques de «Mama Ramelli» en 2013.

Quant aux franges les plus radicales de l’extrême droite transalpine, elles célèbrent donc par leur concert annuel, non seulement son nom, mais de surcroît celui d’autres militants tombés soit en 1945, soit au cours des années 1970. Carlo Borsani, exécuté en avril 1945 par les partisans, invalide de guerre (il était aveugle) et journaliste fasciste, est l’objet de commémorations régulières. Enrico Pedenovi, avocat membre du MSI, élu de ce parti, mitraillé dans sa voiture en 1976, voit son nom associé aux mêmes commémorations. On peut aussi citer Virgilo et Stefano Mattei, fils d’un secrétaire de section du MSI, morts en 1973 dans un incendie criminel à l’âge de 8 et 22 ans.

À l’image du concert hommage à Ramelli, cette contre-culture est sans doute d’abord musicale, incarnée par des groupes de musique comme Ultima Frontiera, DDT ou la Compagnia dell’Anello. Parmi les succès de ces groupes, qui constituent tous de véritables tubes dans les milieux de l’extrême droite radicale italienne, on peut citer «Il domani appartiene à noi», véritable hymne des jeunes néofascistes et postfascistes, «Amici del vento», «Avanti ragazzi di Buda», parfois chanté par certains supporters de la Lazio de Rome, ou «Jan Palach», en hommage au jeune Tchécoslovaque qui s’immola par le feu quelques mois après la répression du Printemps de Prague.

Ce sont ces chansons que l’on chantait dans les camps Hobbit, ces camps d’été de formation organisés de 1977 à 1981 par les jeunes proches du MSI et par des personnalités comme Marco Tarchi, une figure alors célébrée par la Nouvelle Droite française d’Alain de Benoist, dans une perspective «métapolitique». Les références à Tolkien et à l’univers du Seigneur des Anneaux étaient pleinement compatibles avec la pensée de Julius Evola autant qu’avec l’emblème de la croix celtique, devenu celui des jeunes néofascistes de toute l’Europe. Gianni Alemanno fut l’un de ceux qui organisèrent ces camps et y rencontra sa future épouse Isabella Rauti, fille de Pino et mère de Manfredi Alemanno, membre du Blocco Studentesco, la vitrine étudiante de la Casa Pound…

Un poète américain plutôt qu’une figure de la marche sur Rome

Plus récente en matière de contre-culture puisque créée en 2003, la Casa Pound est en effet la dernière-née du combat culturel de la destra italienne, même si elle refuse d’être cataloguée à droite. Son nom vient de Ezra Pound, poète américain converti au fascisme, qui rejoignit l’Italie mussolinienne dans son combat en animant, notamment, des émissions de radio, avant de décéder à Venise au début des années 1970. Il est symptomatique que ce groupe soit allé chercher pour figure tutélaire un poète américain qui avait fait allégeance au fascisme plutôt qu’une figure de la marche sur Rome. La Casa Pound refuse l’opposition droite-gauche classique, rejoignant ainsi une tradition intellectuelle et politique remontant évidemment au fascisme, mais probablement davantage au manifeste de Vérone de 1944 écrit par Nicola Bombacci (ancien fondateur du Parti communiste italien, devenu fasciste et fusillé avec Mussolini à Dongo) et évidemment au courant Rauti du mouvement néofasciste.

La Casa Pound est d’abord une sorte de squat autogéré au cœur de Rome, qui multiplie les actions sociales. Ses résultats électoraux sont plus que médiocres, ne dépassant jamais les 0,2%, mais elle contribue à former des militants et à faire élire certains des siens sur des listes de droite. C’est aussi, au sens premier du terme, une entreprise d’action culturelle, avec groupes musicaux et troupe de théâtre.

Elle n’est pas réductible aux expériences qui l’on précédée, mais constitue l’une des adaptations de l’extrême droite radicale italienne à la configuration sociale post-Berlusconi. La mission politique de Giorgio Almirante, principal fondateur du MSI, fut de sortir le «néofascisme» de la marginalité politique. Celle de la génération de Gianfranco Fini fut de la faire participer aux responsabilités gouvernementales à l’occasion de l’effondrement de la Ie République, du craxisme et de l’andreottisme. La génération suivante semble se consacrer à la conquête des esprits, dans une Italie politiquement morcelée, marquée par la tripartition entre le renzisme, les populistes 2.0 ou «antipolitiques» du Mouvement 5 Étoiles et une destra elle-même écartelée entre berlusconistes, héritiers du MSI et partisans de la Lega Nord. Cette contre-culture commune a probablement permis à un groupe initialement marginal de peser, malgré les déconvenues électorales de son camp et ses propres erreurs stratégiques depuis 2008, dans la vie politique italienne… Après le scrutin du 4 décembre, elle pourrait servir de ciment à la droite qui naîtra de l’autre côté des Alpes.

Gaël Brustier

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