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Jean Jouzel: « Depuis trente ans, c’est toujours le même refrain… Le climat? On verra plus tard' »

Dans un entretien le climatologue Jean Jouzel déplore que le gouvernement détricote les recommandations de la Convention citoyenne avant leur passage entre les mains des parlementaires.

Jean Jouzel déplore que le gouvernement détricote les recommandations de la Convention citoyenne avant leur passage entre les mains des parlementaires.

Jean Jouzel déplore que le gouvernement détricote les recommandations de la Convention citoyenne avant leur passage entre les mains des parlementaires.

Si l’amour, comme le disait Antoine de Saint-Exupéry, c’est regarder ensemble dans la même direction, l’heure n’est plus aux sentiments entre l’exécutif et la Convention citoyenne pour le climat, mise en place par le gouvernement à la suite du mouvement des gilets jaunes. Le projet de loi tiré des 146 propositions retenues par l’exécutif sera déposé en janvier. Mais déjà Cyril Dion reproche à Emmanuel Macron de ne pas avoir transmis les propositions de la Convention aux parlementaires « sans filtre » (comprendre, sans modifications), comme il s’y était engagé.  

Le chef de l’Etat réplique en brocardant des « activistes » qui, après l’avoir « aidé au début, disent maintenant, qu’il faudrait tout prendre ». Le « truc » – les propositions rédigées par les Conventionnels – n’est ni « la Bible ni le Coran », a été jusqu’à railler l’hôte de l’Elysée. Qu’en pense le climatologue Jean Jouzel, ancien vice-président du groupe scientifique du GIEC, membre de l’Académie des sciences, et surtout, au regard de l’actualité du jour – l’un des acteurs du comité de gouvernance de cette assemblée inédite*? L’Express l’a interrogé.

 Cyril Dion, reprocheriez-vous à Emmanuel Macron de ne pas « tenir sa parole » vis-à-vis de la Convention citoyenne ?  

Jean Jouzel : Contrairement à ce qui est dit et répété partout, je n’ai pas le sentiment que les citoyens aient jamais pensé qu’ils allaient écrire eux-mêmes la loi. Ils savaient que le gouvernement allait s’emparer de leurs propositions en les transcrivant en un projet de loi, communiqué ensuite aux parlementaires, qui auraient à en débattre. Le point litigieux ne se situe pas là, mais sur le constat que les ministères concernés sont en train de détricoter les recommandations de la Convention.

Sur quels thèmes, par exemple ?  

S’agissant des transports, les citoyens avaient proposé de mettre fin aux trajets en avion de moins de 4 heures dans l’Hexagone quand l’alternative bas carbone (train) est possible ; le gouvernement entend en réduire l’application aux vols de moins de 2 h 30. La Convention suggérait également de renforcer le malus sur les véhicules polluants en tenant compte de leur poids, en proposant le seuil d’une tonne 4. On parle maintenant d’une tonne 8. Quant au sujet de l’artificialisation des sols, des dérogations sont acceptées pour les constructions de centres commerciaux n’excédant pas 10 000 mètres carrés. En clair, rien ne va changer, puisqu’on sait bien que plus personne n’a envie de zones de 100 000 mètres carrés en périphéries des villes.

Que pensez-vous de la création d’un « délit d’écocide », au lieu du « crime » suggéré par les membres de la Convention ?  

La proposition des citoyens, très ambitieuse, était, me semble-t-il, difficile à traduire dans la loi. Qu’au moins les vrais pollueurs paient enfin réellement. Si cette règle s’applique à chaque pollution, nous aurons avancé.

Vous sentez-vous floué par la suite donnée à cette Convention citoyenne ? 

J’ai trouvé l’expérience passionnante, tant par la qualité des échanges que par l’enthousiasme des participants. Mais je suis déçu, c’est vrai. Le gouvernement a peut-être été surpris par l’ambition des recommandations ; seulement, on ne peut pas demander aux citoyens de se prononcer, pour leur reprocher ensuite de le faire en abordant toutes les dimensions de la question. Les membres de la Convention savaient très bien que toutes leurs mesures ne se retrouveraient pas dans un texte de loi. Certaines concernent le domaine normatif. En revanche, ce détricotage ministériel n’était pas au programme. L’histoire n’est pas terminée : on peut penser qu’une fois le débat entamé au parlement, des amendements seront déposés, allant dans le sens de la Convention.

Mais, et c’est vraiment sur ce point que je voudrais insister, on sera de toute façon loin du compte. Car ce qui est en jeu, au-delà de la Convention citoyenne, c’est le respect de l’engagement de neutralité carbone que la France s’est fixé pour 2050. Cet objectif, on l’oublie, est inscrit dans la loi. Les François doivent comprendre que, tels que nous sommes partis, nous ne pourrons pas le tenir. J’espérais qu’Emmanuel Macron aurait la vision politique nécessaire, une vision à 10, 15 ans. Il l’a eue en lançant cette Convention. Aujourd’hui malheureusement, il ne se donne plus les moyens de la concrétiser.

La pandémie du coronavirus n’était pas prévue au programme… 

S’il n’y avait pas eu le Covid-19, nous aurions connu le contre-feu des lobbies. Le problème est le même depuis trente ans : il y a toujours une priorité qui passe avant celle du réchauffement climatique. Le Covid aurait été l’occasion de repartir du bon pied. Au lieu de cela, nous sommes toujours et encore sur le court terme alors qu’il faudrait que toutes les mesures proposées par la Convention citoyenne soient adoptées pour que la France ait seulement une chance de tenir ses engagements de neutralité carbone à l’horizon 2030. Le Conseil d’Etat vient de donner trois mois au gouvernement pour faire la démonstration qu’il respecte ses engagements en faveur du climat. Je ne vois vraiment pas comment l’exécutif sera en mesure de répondre à cette injonction.

Regardez le plan de relance qu’il a mis en place : il manque, là encore, de vision à long terme, puisqu’il ne prévoit que 30 milliards pour la lutte contre le réchauffement climatique, tandis que les 70 autres vont en partie servir à soutenir des activités émettant des gaz à effet de serre. La neutralité carbone ne peut être réalisée que si tous les investissements que nous engageons aujourd’hui à long terme s’inscrivent dans la lutte contre le changement climatique. Or, ce n’est pas le cas. On continue à développer des avions thermiques, par exemple, qui seront encore utilisés dans trente ans.

Tout cela a évidemment sa logique en termes d’emploi, mais nous sommes repartis sur le refrain du « Le climat ? On verra plus tard. » Les suites données au travail de la Convention citoyenne ne concernent pas seulement ceux qui y ont participé. Il n’y a pas les « Conventionnels » d’un côté, et les Français de l’autre, comme voudrait le faire croire le gouvernement. C’est toute la France qui est concernée. Quand j’entends Emmanuel Macron parler de « temporalité » à prendre en compte, je me dis que nous sommes repartis dans l’ornière.

A l’échelle planétaire, Il faudrait multiplier les accords de Paris par trois d’ici 2030 en matière de réduction des gaz à effet de serre rien que pour espérer limiter le réchauffement climatique à 2 degrés sur le long terme. Sur le plan international, il y a tout de même des motifs d’espoir : les choses avancent au niveau de l’Europe, avec le Green Deal, bien que les financements restent insuffisants. Les Etats-Unis vont revenir dans l’accord de Paris et la Chine, premier pays en termes d’émissions, a annoncé qu’elle voulait atteindre la neutralité carbone en 2060.

D’après un sondage réalisé en novembre dernier par l’institut Ipsos pour EDF dans trente pays du monde, les citoyens pensent qu’il revient d’abord aux gouvernements d’agir contre le dérèglement climatique. Attend-on trop de l’Etat, sans suffisamment penser à notre responsabilité individuelle ?  

Chacun a son rôle à jouer. Celui des pouvoirs publics est de signer des accords internationaux et de les décliner dans le cadre des lois nationales. Dans la réalité de tous les jours, ce sont des allers-retours qui doivent s’opérer entre les collectivités locales, territoriales et les citoyens. Prenez l’exemple du vélo : sans pistes cyclables, impossible de passer à ce mode de mobilité au quotidien. Plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre émanent de notre alimentation, de notre façon de nous déplacer et de nous loger. Le bien-être social augmente, mais cette amélioration se traduit par une hausse de la consommation des biens et des services.

Sommes-nous enfermés dans une contradiction dans laquelle nous ne pouvons plus sortir ?  

Je crois que nous pouvons en sortir. Mais cela veut dire qu’il faut davantage intégrer l’idée de sobriété énergétique. Les citoyens ont des choix de comportement à faire. S’ils considèrent que c’est à l’Etat de tout assumer, la transition ne marchera pas. Les médias, les ONG, les entreprises, ont également un rôle très important à jouer pour que s’opère cette fameuse transition est inéluctable. On ne peut plus attendre dix ans, et deux ou trois dixièmes de degrés supplémentaires, avant de s’en rendre compte.

Toujours selon ce sondage, une bonne partie du public n’est toujours pas très au clair avec les causes du changement climatique, et croit que les scientifiques eux-mêmes sont divisés. Ce ne sont pourtant pas les informations qui manquent, depuis toutes ces années…

Nous payons la place que les médias ont accordée aux climatosceptiques jusqu’en 2010. Dans les articles ou reportages sur le sujet, il fallait toujours qu’il y ait un de leurs représentants face à un scientifique exposant la réalité climatique. Ce « pour » – « contre » systématique a installé l’idée que les deux camps étaient à égalité. Que les experts aient à justifier leurs conclusions, c’est tout à fait naturel, mais l’impression que la communauté scientifique est divisée sur ces questions est totalement fausse. Je ne connais personne travaillant sérieusement sur ces problèmes en France qui soit un climatosceptique.

Il aurait fallu accorder de la crédibilité à la parole des scientifiques – dont j’étais – il y a trente ans, lorsqu’ils ont annoncé tout ce qui se produit aujourd’hui : le rythme du réchauffement climatique, l’amplification des événements extrêmes, l’élévation du niveau de la mer, etc. A l’époque, il était beaucoup plus simple de passer à une énergie sobre en carbone à échelle planétaire. Nous ne pouvons plus nous offrir le luxe de laisser passer le coche.

L’année 2020 devrait se classer parmi les trois années les plus chaudes jamais constatées. Rien d’étonnant ? 

Celle de 2016 avait été une année record en raison du phénomène El Nino. Là, nous n’avons rien eu de comparable, ce qui traduit très bien, effet, le mécanisme du réchauffement. A mon grand regret, aucune observation actuelle ne va à l’encontre des projections des scientifiques. Quand se décidera-t-on à les écouter ?

Claire Chartier ( envoyé pat Jean Jouzel )

Jean Jouzel est reconnu mondialement pour ses analyses de la glace de l’Antarctique et du Groenland permettant de connaître le climat terrestre passé (paléoclimatologie). Il a publié en tant que coauteur près de 45 articles dans les prestigieuses revues scientifiques Nature et Science. C’est ainsi qu’il s’est vu décerner conjointement avec Claude Lorius la prestigieuse médaille d’or du CNRS.

Après la décision en 1988 de fonder le GIEC au sein de l’ONU, les contributions de Jean Jouzel deviennent plus politiques. En 2002, il est nommé vice-président du groupe scientifique. Il gagne alors en notoriété auprès du grand public pour sa contribution au sujet du réchauffement climatique, notamment par son rôle d’expert du groupe scientifique, en s’exprimant régulièrement dans les médias. Il n’hésite pas à parler non seulement en qualité de scientifique expert en climatologie mais également pour commenter les projections économiques et les décisions politiques. En 2007, sous la présidence de Rajendra Kumar Pachauri, le GIEC se voit décerner le prix Nobel de la paix, avec Al Gore, au titre de lanceur d’alerte sur l’urgence climatique.

Jean Jouzel en conférence sur le réchauffement pour les 80 ans du C.N.R.S. en juin 2019 à Reims.

En 2010, il intègre le Conseil économique, social et environnemental . En 2014, il est nommé membre du Conseil stratégique de la recherche.

Bibliographie

  • Jean Jouzel, Claude Lorius et Dominique Raynaud, Planète blanche : les glaces, le climat et l’environnement, Paris, éditions Odile Jacob, coll. « Sciences », 2008, 301 p. 
  • Jean Jouzel et Anne Debroise, Le climat : jeu dangereux : dernières nouvelles de la planète, Paris, Dunod, coll. « Quai des sciences », 2007, 212 p. 
  • Jean Jouzel et Anne Debroise, Le défi climatique : objectif : 2 °C !, Paris, Dunod, coll. « Quai des sciences », 2014, 255 p. 
  • Jean Jouzel et Olivier Nouaillas, Quel climat pour demain ? : 15 questions/réponses pour ne pas finir sous l’eau, Paris, Dunod, coll. « Hors collection », 2015, 144 p. , prix du livre Science pour tous 2017
  • Jean Jouzel et Pierre Larrouturou (préf. Nicolas Hulot), Pour éviter le chaos climatique et financier : une solution scandaleusement simple, Paris, Odile Jacob, 2017, 419 p. 
  • Jean Jouzel et Baptiste Denis, Climat, parlons vrai, Paris, Editions François Bourin, 2020, 216 p.

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