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Enzo Traverso, la lucidité d’un « vaincu »

Avec son nouvel essai, « Mélancolie de gauche », l’historien des idées, né dans une famille « catho-communiste » italienne, s’efforce de maintenir vivant un idéal d’émancipation menacé par l’oubli.

L’effervescence gauchiste des années 1960-1970 est impensable hors d’un certain bain communiste. Pour la génération qui naît alors à la politique, la radicalisation se fait souvent contre ces parents communistes que « tout le monde n’a pas eu la chance » d’avoir. Plus tard, en 1989, les anciens soixante-huitards, qui s’étaient révoltés contre leurs papas et leurs mamans « staliniens », verront soudain disparaître ce bain-là, non seulement son eau mais ses bébés et même les bébés de ses bébés… Au moment où ils étaient censés assumer leurs propres responsabilités de parents, ils se retrouvaient doublement orphelins : de leur révolte et du monde contre lequel ils s’étaient cabrés.

En ce sens, le parcours d’Enzo Traverso paraît assez classique. L’historien des idées, qui enseigne aujourd’hui à l’université Cornell (Etats-Unis), a vu le jour à Gavi, dans le nord de l’Italie, en 1957. Son père, employé d’une chocolaterie, devient maire communiste de la ville. Sa mère est institutrice, catholique de gauche. « Bref, une famille très italienne, une famille catho-communiste », résume Traverso. On lui demande quel est son premier souvenir politique : « Des réunions, à la maison, avec des ouvriers, quelques paysans, d’anciens résistants aussi et, au milieu, mon père qui, sans être allé à l’université, avait un diplôme et faisait office d’intellectuel. »

Et sa première manif ? « En 1973, j’ai participé, lycéen, à la campagne contre le putsch de Pinochet au Chili. Par la suite, la gauche radicale a été mon lieu de sociabilisation, celui où j’ai découvert la littérature, le cinéma, la sexualité. » Une époque aujourd’hui difficile à imaginer, où le père communiste pouvait se réjouir à mi-mots de voir son fils devenir trotskiste et ses filles féministes, pour cette raison que « les jeunes du PC lui apparaissaient comme de petits arrivistes », précise Traverso dans un sourire d’adolescent.

« Mon attraction pour Paris était irrésistible »

Spontanément internationalistes, les enfants Traverso se tournent vers l’étranger, et d’abord vers l’Allemagne. Comme l’une de ses sœurs, qui enseigne maintenant à Berlin, Enzo est aussi attiré par cette culture. Mais, en 1985, il choisit la France, où il fera sa thèse (sur les marxistes et la question juive) avec le sociologue franco-brésilien Michael Löwy : « Les villes allemandes me semblaient peu attrayantes, voire laides, alors que mon attraction pour Paris était irrésistible, c’était la métropole intellectuelle et cosmopolite ! Löwy m’y a fait rencontrer des exilés du monde entier, surtout latino-américains. Je me suis donc installé en France malgré une projection mentale toujours focalisée sur l’Allemagne… », dit-il.

Les livres de Traverso témoignent de cette fidèle « projection ». Parmi ses références privilégiées figurent les penseurs allemands (et « nomades ») Siegfried Kracauer, auquel il a consacré un essai aux éditions La Découverte en 1996, ou Walter Benjamin, une fois encore très présent dans son nouvel ouvrage, Mélancolie de gauche.

On y retrouve un même fil rouge, tissé de texte en texte : l’histoire vue des marges, avec cette conviction que les « vaincus » détiennent une lucidité particulière, quand les « vainqueurs », eux, se trouveraient sans cesse confortés dans leurs choix. Pour Traverso, ce regard critique exige d’autant plus d’être sauvegardé que, depuis 1989, l’espérance d’émancipation est menacée par l’oubli pur et simple.

Un douloureux paradoxe

Ici surgit du reste une triste ironie de l’histoire, ou du moins un douloureux paradoxe. Comment comprendre qu’un intellectuel formé au marxisme antistalinien, et qui a lui-même consacré une remarquable anthologie au Totalitarisme (Points, 2001), considère la chute du mur de Berlin comme un événement funeste ? Ultime victoire d’un stalinisme qui aura confisqué l’espérance socialiste jusque dans l’esprit de ses critiques de gauche ?

Devant une telle remarque, pourtant, Traverso se rebiffe : « En 1989, oui, on a pu se réjouir, mais dès 1990, on a pris conscience d’une énorme défaite. Pas celle des régimes autoritaires, mais celle des révolutions du XXe siècle et d’une alternative au capitalisme. Par exemple, le PC italien a disparu du jour au lendemain, sa culture a été totalement évacuée, sans aucun bilan critique. Depuis, il y a une paralysie, en Italie comme ailleurs. Et si l’on assiste à des tentatives de reconstruire de nouvelles pratiques, c’est dans un contexte marqué par l’éclipse des utopies et le vide mémoriel. Il y a dix jours, à Cornell, on m’a demandé d’animer un débat sur le thème “Trump est-il fasciste ?” J’ai répondu : “Trump est fasciste comme Occupy Wall Street ou Nuit debout sont communistes” ! Il n’y a aucune généalogie possible entre ces mouvements. Un tel vide mémoriel est peut-être le résultat d’une défaillance de ma génération… »

A cet instant, un silence s’installe dans la conversation, celui-là même, sans doute, qui a tant brouillé la circulation de l’espoir entre les générations. Et l’on se rejoint, avant de se quitter, sur cet avertissement aux « intellectuels radicaux » qui séduisent aujourd’hui une partie de la jeunesse : la rébellion ne saurait miser sur l’amnésie ; la critique mélancolique est la condition de toute pensée critique.

Critique. Le deuil, pas la résignation

Mélancolie de gauche. La force d’une tradition (XIXe-XXIe siècle), d’Enzo Traverso, La Découverte, « Sciences humaines », 232 p., 20 €.

Au mois de juin, « Le Monde des livres » consacrait sa « une » à un superbe essai signé Georges Didi-Huberman et intitulé Peuples en larmes, peuples en armes (Minuit). Commentant une scène du Cuirassé Potemkine, célèbre film de Sergueï Eisenstein (1925), le philosophe y montre que le deuil politique peut devenir la ressource d’une espérance relancée. Mélancolie de gauche, le nouvel essai d’Enzo Traverso, se place dans ce sillage. Lui aussi mobilise le cinéma, notamment celui ­d’Eisenstein, de Gillo Pontecorvo ou de Ken Loach. Et là encore, ces images nourrissent une belle dialectique du deuil et de l’émancipation.

Car voici la thèse de cet essai : la mélancolie appartient à la structure sentimentale de la gauche, cette constellation humaine et militante qui a fait des « défaites glorieuses » sa principale ressource, de 1848 à la guérilla du Che en passant par la révolte spartakiste. La mélancolie, ici, n’est donc pas synonyme de résignation : « Nous sommes campés sur ces défaites et nous ne pouvons renoncer à une seule d’entre elles, car de chacune nous tirons une portion de notre force, une partie de notre lucidité », écrivait Rosa Luxemburg (1871-1919).

La révolutionnaire allemande appartient pleinement à cette « tradition cachée » que Traverso veut honorer, et au sein de laquelle il accueille également Auguste Blanqui, Louise Michel, Walter Benjamin ou encore Daniel Bensaïd. Par-delà leurs différences, avance l’auteur, toutes ces figures permettent de rompre avec une certaine gauche dont l’optimisme arrogant masque les piteux aveuglements, cette gauche qui a toujours préféré refouler la mélancolie, et sa force subversive, par peur de « désespérer Billancourt ».

Signalons, du même auteur, la parution en poche de La Fin de la modernité juive. Histoire d’un tournant conservateur, La Découverte, « Poche », 192 p., 10 €.

Jean Birnbaum

« Révolution. Une histoire culturelle », d’Enzo Traverso : l’idée révolutionnaire, pas encore embaumée

Dans un beau « livre-radeau », l’historien Enzo Traverso propose une compréhension critique des révolutions des XIXᵉ et XXᵉ siècles.

Le corps embaumé de Lénine, exposé publiquement sur la place Rouge, à Moscou, en janvier 1924.

Le corps embaumé de Lénine, exposé publiquement sur la place Rouge, à Moscou, en janvier 1924. 

« Révolution. Une histoire culturelle » (Revolution. An Intellectual History), d’Enzo Traverso, traduit de l’anglais par Damien Tissot, La Découverte, 461 p., 25 €, numérique 18 €.

Deux images apparaissent d’abord, celles d’un radeau et d’une locomotive. On ne peut trouver plus contradictoire pour engager, de façon allégorique, la réflexion sur l’histoire du phénomène révolutionnaire. Ce sont pourtant ces deux véhicules de l’imaginaire et de la pensée que l’historien et essayiste italien Enzo Traverso, dans Révolution. Une histoire culturelle, nous invite à emprunter pour comprendre le sens de la révolution aux XIXe et XXe siècles.

Suivant un paradigme moderne fixé par le modèle de 1789, la révolution est pour l’auteur « une interruption soudaine – presque toujours violente – du continuum historique » qui produit « une rupture de l’ordre social et politique ». Mais le sens de cette rupture ­apparaît à ses yeux éclaté. D’un côté, donc, Le Radeau de La Méduse, célèbre tableau de Géricault que l’auteur, en introduction, ­contemple à travers notamment le prisme de la révolution haïtienne de 1804. De l’autre, une métaphore présente chez Marx, au lendemain des révolutions de 1848, et qui ouvre son premier chapitre : « Les révolutions sont les locomotives de l’histoire. » La révolution, c’est cela : l’histoire d’un naufrage qui laisse, dans l’océan de l’impossible, l’espérance accrochée à quelques débris de promesses assemblées, en même temps que l’histoire d’une accélération qui propulse, sur les rails de la certitude, le projet d’une transformation sociale radicale fondée sur la foi dans le progrès.

Inspiré par Walter Benjamin

Beaucoup a été écrit sur l’histoire des révolutions, en parti­culier depuis la chute du mur de Berlin, en 1989, qui mit fin symboliquement à l’aventure politique amorcée par la révolution russe d’octobre 1917. Le champ historiographique a depuis été largement traversé par les questions de bilan politique et humain de cette aventure, opposant les défenseurs de l’idéal révolutionnaire aux comptables des faits de destruction et de terreur. L’auteur, qui fut membre de la Ligue communiste révolutionnaire et qui participa à ce débat dans L’Histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du XXe siècle (La Découverte, 2012), refuse cependant d’épouser ici la polémique. « L’objet de ce livre est la révolution, pour le meilleur et pour le pire », écrit-il. Car, selon lui, « plutôt qu’un jugement moral, une idéalisation naïve ou une condamnation intransigeante », les révolutions « méritent une compréhension critique ».

A cette fin, le professeur à l’université Cornell (Etat de New York), adopte une méthode inspirée du philosophe témoin des cataclysmes de la modernité Walter Benjamin (1892-1940). Ce dernier a développé en 1927 le concept « d’image dialectique » pour interroger le sens de l’histoire à travers des fragments où se condensent les contradictions du temps, donnant à voir dans un objet apparemment insignifiant ou un personnage marginal « le cristal de l’événement total ». Enzo Traverso, dans un éclectisme assumé, se fait ainsi non pas égreneur de dates mais monteur d’images, afin de projeter à partir d’elles l’interprétation de l’histoire dont elles sont porteuses, au-delà de leur propre époque.

Cette urgence qui fait sens

D’où ce radeau peint sous la Restauration, qui nous parle du naufrage révolutionnaire de la fin du XXe siècle, avec ce chiffon rouge agité par un matelot noir en direction d’une lueur d’espoir. Et cette métaphore de la locomotive, que Walter Benjamin relit à l’opposé de Marx en écrivant : « Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans le train tire le frein d’urgence. » A l’heure de la crise écologique et du modèle de développement économique qui la nourrit, montre Enzo Traverso, n’est-ce pas cette urgence qui soudain fait sens aujourd’hui au cœur des nouvelles mobilisations ? De très belles pages nous conduisent à de telles projections transhistoriques, à propos des corps révolutionnaires (le corps embaumé de Lénine, le corps libéré d’Alexandra Kollontaï, le corps ventriloque de la foule d’où Trotski prend la parole…), des métamorphoses de la figure de l’intellectuel révolutionnaire, ou encore d’une barricade, d’un drapeau, d’un portrait, d’une affiche… La multiplicité des éléments assemblés ici n’est pas résumable. Sauf à la ­condenser dans une image, celle du « livre-radeau » évoquée par Enzo Traverso à propos de ces ouvrages qui sauvent les idées des ­naufrages, et qu’on serait tenté d’opposer aux livres-locomotives qu’on lançait jadis si vite à l’assaut de l’histoire.

Lire un extrait sur le site des éditions La Découverte.

David Zerbib, Philosophe

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