Sélectionner une page

Au-dessus du volcan


Sous le titre Un État qui règne au dessus du volcan le quotidien Le Monde a publié dans ses
pages Débats du 5 décembre (« Une insurrection qui revient ? ») un texte de Jacques
Philipponneau et René Riesel. Le texte, qui datait du 5 novembre, s’est trouvé sensiblement
modifié dans la version publiée par ce quotidien. En voici la version originale.


AU DESSUS DU VOLCAN


Le constat est désormais banal : la société–monde s’abîme dans ses crises. Jamais dans l’histoire
une société n’avait imaginé prévoir si précisément l’agenda de son effondrement. Que ce soit
l’ampleur du réchauffement climatique, l’épuisement des ressources naturelles,
l’empoisonnement généralisé de la planète ou la certitude de futurs Fukushima, chaque mois
amène son lot de détails sur les contours et le timing de l’inéluctable. On y avait accoutumé les
populations. Les États et leurs supplétifs verts se faisaient rassurants. Ils en faisaient leur affaire :
il y aurait encore de beaux jours, moyennant une désagréable mais inévitable période
d’adaptation. Des « décroissants » s’en remettaient à l’Etat pour imposer les restrictions et la
rééducation utiles au retour de la joie de vivre.

Tout ceci a volé en éclats en moins d’une décennie.

Ce qui n’avait pas été calculé c’est la vitesse d’expansion du chaos géopolitique lié à la guerre
mondiale pour le contrôle des ressources naturelles (pétrole, uranium, terres rares, terres
agricoles, eau), la somalisation qui court maintenant d’Afrique en Afghanistan, et surtout
l’ampleur et la rapidité, que la crise financière de 2008 a seulement fait entrevoir, de la
désintégration sociale précipitée par la mondialisation de l’économie. Ce ne seraient toutefois là
qu’inconvénients mineurs pour un système qui entend gérer ce chaos sans autre ambition que d’y
préserver ses intérêts les plus immédiats, si ne se développait en même temps, à l’échelle de la
planète, la conscience qu’il n’y aura plus de lendemains qui chantent, que l’activité irrésistible du
complexe économico-industriel ne fera qu’approfondir le désastre ; et qu’il n’y a rien à attendre
d’Etats, excroissances cancéreuses où se mêlent à différentes doses les castes technocratiques
parasitaires, corrompues ou mafieuses, qui affichent froidement leur refus de faire mine
d’infléchir cette course à la destruction de tout et sont visiblement réduits à leur fonction
première : l’exercice du monopole de la violence.

Il n’est plus temps de voir là les théorisations extravagantes d’apocalyptiques éco-catastrophistes,
d’irrécupérables extrémistes anti-autoritaires ou d’intellectuels réactionnaires reclus dans leur
tour d’ivoire. Toutes ces questions sont désormais sur la place publique ; le constat devient
universel, s’insinue irrémédiablement dans toutes les couches de la société totale déliquescente.
On ne l’en évacuera pas. C’est bien ce qui nourrit l’inquiétude de tous les États, et non la
catastrophe rampante.

La domination, qui touche à la pureté de son concept dans la convergence fusionnelle de l’Etat,
de l’économie et des médias, fait donner son artillerie lourde, martèle qu’il n’y a plus
d’alternative, que les dés sont jetés, qu’il faut s’adapter ou périr, qu’il ne s’agit désormais que de
gérer la catastrophe, et que ceux dont l’emploi est de la provoquer et de l’entretenir sont les
mieux qualifiés pour cette tâche. Comme l’assassin qui se flatterait d’être seul habilité à conduire

l’autopsie de sa victime. Et c’est rien moins qu’une métaphore dans le cas, ici, de Rémi Fraisse
tué à 21 ans par un gendarme mobile, assuré du maintien de son emploi par un gouvernement
socialiste qui célèbre ainsi un siècle de trahisons, ailleurs de 43 étudiants mexicains livrés par la
police aux tortionnaires des cartels de la drogue ou encore des journalistes indépendants de la
Russie de Poutine (chacun pourra poursuivre l’énumération ad libitum). Les personnels politiques
doutent de leur pérennité, ils savent qu’ils règnent sur un volcan (dans cette Chine qui fait
l’admiration universelle des tenants du maintien de l’ordre, le budget de la sécurité intérieure est
supérieur au budget militaire) et qu’il faut absolument museler, rendre invisible ou silencieuse
toute opposition un peu sérieuse à l’ordre établi, c’est à dire qui viendrait à prendre au mot la
fiction de sa nécessité.

Que ces victimes soient essentiellement des jeunes n’étonne que ceux qui ne l’ont jamais été.
Cette jeunesse qu’on disait si intégrée à l’ordre marchand et à sa survie dématérialisée, dressée à
se vendre au plus offrant, à se détacher de toute solidarité, à se reconnaître dans la monade
solitaire de l’utopie capitaliste, commence à comprendre dialectiquement qu’elle n’aura pas sa
place au festin de l’abondance factice, qu’il n’y aura plus vraiment de festin et qu’il était de
surcroît immangeable ce qu’une part demeurée irréductible de la jeunesse a toujours su et
proclamé. Elle accède à la visibilité (plus tard en France que dans les pays méditerranéens
voisins) avec une vigueur qui lui vaut d’être disqualifiée pour sa « violence », au demeurant
légitimement défensive et très largement symbolique. Dans quels rangs imaginerait-on la faire
rentrer ?

Celles des luttes dites « anti-industrielles » dirigées contre les projets trop manifestement
absurdes d’éradication de ce que n’avait pas encore ravagé le rouleau compresseur de
l’artificialisation de la vie et des faux besoins (des zones naturelles restées en partie pré-
industrielles), parce qu’elles expriment un sentiment partagé de perte irrémédiable agrègent
d’autant plus vite une myriade d’opposants. Si les naïvetés non violentes et participatives des
opposants de départ prêtent à sourire, on conviendra qu’elles sont vite balayées par le mépris des
décideurs et la violence des pouvoirs. On laissera aux versaillais qui éructent ces jours-ci leurs
appels à la répression la condescendance des assis devant les bigarrures, les cagoules et les
hésitations de cette jeunesse. Les faits sont là : certes encore très minoritaire elle a déjà fait
sécession avec la société. Qu’elle le subisse ou le choisisse, elle n’y a aucun avenir, elle n’en veut
pas et elle n’a rien à perdre ; sauf éventuellement la vie, on vient de le lui rappeler. Ce qui va de
soi pour elle, le refus de l’Etat, du primat de l’économie sur la vie, de l’artificialité technologique
sur l’intensité des rapports humains, la détestation de toute hiérarchie fut-elle militante, le refus
du vedettariat, la solidarité concrète entre tous les opposants quelles que soient leurs pratiques,
rien de cela ne peut tromper : il s’agit de la naissance d’une conception de la vie radicalement
hostile à celle qu’impose la domination.

Quand s’affrontent deux conceptions de la vie si antagoniques s’affirme aussi l’inéluctabilité du
conflit central des temps à venir : celui qui va opposer les fanatiques de l’apocalypse programmée
à ceux qui ne se résignent pas à l’idée que l’histoire humaine puisse finir dans leur fosse à lisier.

Jacques Philipponneau et René Riesel

Jacques Philipponneau et René Riesel se réclament du courant anti-industriel issu de
l’Encyclopédie des Nuisances

René Riesel, né en 1950 à Alger, est un éleveur d’ovins, militant anti-OGM et penseur radical français engagé contre la société industrielle. Ancien membre de l’Internationale situationniste, secrétaire général de la Confédération paysanne dans les années 1990, il a par la suite publié plusieurs textes aux Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances.

Publications
  • Bragelonne,1 : pour une agriculture paysanne, Indigène éditions, 1998.
  • Déclarations sur l’agriculture transgénique et ceux qui prétendent s’y opposer, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2000.
  • Aveux complets des véritables mobiles du crime commis au CIRAD le 5 juin 1999, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2001.
  • Du progrès dans la domestication, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2003.
  • Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, (avec Jaime Semprun), Paris, 2008.
  • Clandestinités [archive], Réfractions n°43, automne 2019.
  • « René Riesel. « Droit dans ses bottes ! », Philosophie Magazine, 13 avril 2015.
  • Au-dessus du volcan, 5 novembre 2014 [archive] (avec Jacques Philipponneau), version originale, sensiblement modifiée dans l’édition du 4 décembre 2014 du quotidien Le Monde6.
  • Texte du procès-verbal d’audition de René Riesel à la gendarmerie du Collet de Dèze (Lozère), 2 mars 2010.
  • Lettre ouverte contre la vaccination des brebis [archive], 17 octobre 2009.
  • Annie Le Brun, « La splendide nécessité du sabotage », in La Quinzaine littéraire, no 847, 1-15 février 2003, repris dans Ailleurs et autrement, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 2011, p. 117-125 (article dans lequel Annie Le Brun reprend l’Appel à soutenir René Riesel du 26 novembre 2002, lancé par l’Association contre l’obscurantisme scientiste et le despotisme industriel).
  • Les progrès de la soumission vont à une vitesse effroyable [archive], Libération, 4 février 2001.
  • Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, René Vienet, Gallimard, novembre 1968. Réédition en 1998. https://inventin.lautre.net/livres/Enrages-et-situationnistes.pdf [archive]
  • Le commencement d’une époque , pp. 3 à 34 du numéro 12 de la revue  » Internationale situationniste », 1969. Éditions des 12 numéros de la revue: Van Gennep, 1970; Champ libre, 1975; Arthème Fayard, 1997. http://classiques.uqac.ca/contemporains/debord_guy/commencement_epoque/commencement_epoque_texte.html [archive]

Poster le commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *