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« Pendant la guerre en Ukraine, la Chine met la main sur la Sibérie »

Pour Ioan Negrutiu, biologiste et agronome à l’ENS de Lyon, la guerre en Ukraine a mis entre parenthèses la rivalité historique entre la Chine et la Russie, avec en trame de fond la question centrale de l’accès à des ressources naturelles de plus en plus rares. Entretien mené par Maxence Depienne, avec des illustrations de Zia Bazin.

Professeur émérite à l’ENS de Lyon et fondateur de l’Institut Michel Serres sur les ressources et les biens communs, Ioan Negrutiu propose une vision critique de la gestion territoriale de la Russie face aux initiatives économiques chinoises. Tandis que la Russie est tournée vers l’ouest dans un conflit fratricide avec l’Ukraine qu’elle a unilatéralement engagé, la Chine a des vues sur la Sibérie. L’Empire du milieu investit depuis plus d’une dizaine d’années sur un territoire relativement délaissé par l’État russe mais particulièrement riche en ressources.

Cette interview a été inspirée par unarticle publiésur le site de l’Institut Michel Serres.

 

À la frontière entre Chine et Russie aujourd’hui, de réelles tensions existent entre les populations sur fond de xénophobie ambiante. Un flux migratoire provenant de Chine, impulsé par l’État chinois, fournit une main-d’œuvre nouvelle sur le territoire russe. En parallèle, la présence croissante et les investissements de la Chine en Sibérie provoquent des réticences auprès des populations locales, par peur des pratiques chinoises – économiques, culturelles, démographiques – que connaît ce vaste ensemble géographique et politique. Comment expliquer, au vu des relations entre les deux pays, cette situation qualifiée sur place de « péril jaune » ?

Ioan Negrutiu : À un moment où crises et contraintes sociales et écologiques s’accumulent sur tous les fronts, la tragique guerre en Ukraine interroge sur le projet et la vision de Vladimir Poutine. D’autant plus qu’un jeu de pouvoir est en train de s’installer avec la Chine malgré les apparences : il se joue un véritable poker géopolitique et géoéconomique autour de la Sibérie. Si la situation des deux pays est comparable sur plusieurs aspects, les facteurs concernant la population, le PIB et le budget de défense donnent à la Chine des cartes potentiellement décisives sur le moyen terme, dans l’accaparement de nouvelles ressources et dans l’établissement de sa puissance.

Votre dernière publication en date, A compass for resource justice and planetary health: food systems and global pollution (2022), traite de la question de la santé à partir d’une nouvelle approche liée aux problématiques socio-environnementales. Pouvez-vous éclairer le sujet de vos recherches et le lien avec la situation en Sibérie ?

La question de la santé devrait être au cœur des préoccupations et des agendas politiques et économiques. Au-delà de la santé des personnes au sens strict, il faut aussi comprendre et intégrer la santé des sociétés et la santé des écosystèmes, toutes trois enchevêtrées et formant le concept très pertinent de « santé commune » (planetary health en anglais). Je pense que, pour améliorer cette santé commune ou du moins en freiner la dégradation, il faut pointer les réelles priorités face aux enjeux du moment. Dans nos sociétés, tout a tourné, tourne et tournera autour des ressources et de la santé.

Par exemple, pour produire à manger et pour absorber des pollutions en tout genre, il faut le sol, l’eau et la biomasse. Ce sont ces ressources-clés auxquelles on ne prête pas assez attention, que l’on continue de dégrader d’une manière irresponsable et qui pourtant sont irremplaçables. C’est de leur santé qu’il convient de se préoccuper d’urgence. La biomasse, permise par le sol et l’eau, est une question éminemment politique puisque, de nos jours encore, des pays envahissent d’autres pays – ou imposent des contrats iniques – afin d’accaparer les ressources qui poussent sur ou dans leur sol. Mais plus généralement, le commerce mondial se traduit par des effets pervers sur ces ressources entre pays exportateurs du Sud et pays importateurs du Nord. Les richesses et les opportunités qu’offre la Sibérie en font un cas symptomatique et significatif des questions que je peux traiter.

« Poutine s’embarque dans des entreprises de conquête territoriale basées sur des récits ineptes. Le contrecoup est l’abandon du grand dessein sibérien de 2012. »

Quelle est donc la situation actuelle de ce territoire et pourquoi est-il si important ?

Les plus grandes quantités d’eau, sol et biomasse encore à peu près vierges sur cette planète se situent en Sibérie. On y trouve 25% de l’eau potable. Les bois et forêts, à défaut d’être intacts, sont moins saccagés qu’ailleurs. On sait que le réchauffement climatique va affecter et faire fondre le permafrost – le pergélisol, en français – en Sibérie, ce qui est un vrai souci. On sait que la fonte de ces grandes étendues gelées risque de libérer des quantités de gaz à effet de serre à grande échelle qui seraient désastreuses pour le climat. Par ailleurs, des études montrent que la hausse des températures gagne du terrain vers le nord de la Sibérie, autorisant au passage une plus grande diversité des exploitations agricoles à venir.

D’un autre côté, les Chinois souffrent depuis des décennies d’un déficit chronique en eau, sol et biomasse. Les importations chinoises ont tendance à augmenter et le secteur financier chinois monte en puissance en Sibérie. Depuis 2007, de petits entrepreneurs chinois ont investi dans l’agriculture, avec entre autres la mise en culture de 460.000 ha, sans oublier l’exploitation forestière et halieutique. Le clin d’œil de la Sibérie voisine, particulièrement riche en ces ressources, est un appel irrépressible pour la Chine. Les potentialités sont grandes, et le marché chinois voisin très demandeur.

Le gouvernement russe semble néanmoins focalisé sur l’Ukraine, au détriment de la gestion de cet immense territoire. Quelle logique résulte de cette orientation ?

S’intéresser à la Sibérie me semble aujourd’hui absolument évident, et quand Poutine fait ce qu’il fait, il coupe la branche sur laquelle son pays est assis avec deux scies en même temps. Il avait annoncé en 2012 à la première conférence de l’APEC, l’Asia-Pacific Economic Cooperation, vouloir s’occuper de la Sibérie : « Le développement de la Sibérie et de l’Extrême-Orient est LA priorité nationale pour la Russie durant tout le XXIe siècle. L’objectif est de développer l’ouverture sur l’Asie et le Pacifique, les défis sont sans précédent à cette échelle, ce qui implique que les mesures qui seront prises sont hors du commun et hors des standards. » Or, Poutine s’embarque dans des entreprises de conquête territoriale basées sur des récits ineptes. Le contrecoup est l’abandon du grand dessein sibérien de 2012. Car pendant la guerre en Ukraine, la Chine affine sans doute sa stratégie sur la Sibérie.

La priorité sibérienne semble dès lors s’éloigner inéluctablement tandis que les investissements en matériel, en technologie, en transport manquent. Et pourtant, l’écrasante majorité des richesses minérales russes se trouvent en Sibérie, et notamment dans l’Extrême-Orient : gaz et pétrole, mais aussi tous les minerais essentiels. Outre la plus grande réserve d’eau douce du monde, la Sibérie possède la plus grande forêt du monde, mais ses ressources forestières se détériorent lentement et sûrement, faute d’exploitation durable. L’agriculture sibérienne est une réalité devenue une anecdote avec l’échec de la politique russe d’occupation du territoire.

Quels éléments illustrent cette défaillance de la politique d’occupation russe ?

Les études sur les étapes et les limites du développement expliquent très bien de quelle façon les sociétés s’épuisent ou s’effondrent : vient d’abord le démarrage, avec l’enthousiasme autour d’un nouveau projet de société. Ressources, investissements et infrastructures sont déployés. Arrivent ensuite plafonnement et crises. C’est surtout l’incapacité d’assurer ou de mobiliser les moyens nécessaires pour entretenir des infrastructures stratégiques (routes, transports, énergies, réseau informatique, institutions, etc.) qui est révélatrice de cette dernière étape. Les questions sociales jouent également. L’Amérique en est un très bon exemple, avec les efforts tardifs de l’administration Biden pour remettre les États-Unis sur pied.

Pour la Sibérie, il s’agit d’un territoire-sous-continent que la Russie, dans cette même dynamique de développement, a certainement conquis trop vite et trop facilement par le passé. La Russie a négligé de longue date de faire ce qu’il faut pour ses ressources humaines, financières, technologiques, etc. L’exemple de l’état de ses infrastructures d’extraction de pétrole et de gaz est typique d’une économie de rente, d’un système qui manque de vision, d’une stratégie de long terme. Les Chinois paraissent avoir bien compris cela et œuvrent en ce sens.

En opposition donc à la vision court-termiste de Vladimir Poutine, diriez-vous que la Chine se projette plus loin et possède cette stratégie dont vous parlez ?

Oui, c’est évident. Les initiatives géoéconomiques montrent les visées contrastées des deux pays, avec des perceptions d’échelles de temps distinctes. Côté russe, le temps semble s’être arrêté, qu’il s’agisse d’un effet marche arrière ou de fuite en avant, dans le style de l’URSS. Côté chinois, le temps long se construit par une architecture de temps courts qu’illustrent bien les nouvelles routes de la soie. Dans la tête de Xi Jinping, la Sibérie – comme l’Afrique, par ailleurs – est l’entreprise-test dans son dessein d’un nouvel ordre mondial. Ordre que Poutine, qui n’a pas bien lu Tolstoï, facilite en s’éloignant de sa stratégie sibérienne de 2012. C’est pourquoi, à Pékin, on observe l’évolution de la situation en Ukraine en pesant soigneusement ses multiples intérêts et objectifs sur la route soyeuse qui longe la Sibérie, tout en continuant d’investir un peu partout dans l’acquisition de terres étrangères. Ce land grabbing est une nouvelle forme de mercantilisme – et même de colonialisme – dans le registre plus global des politiques économiques chinoises. La stratégie de la Chine destinée à maîtriser des systèmes agroalimentaires pour l’approvisionnement en nourriture, fourrage, bois et biocarburants illustre bien sa volonté de sécuriser en même temps des ressources propres en eau et terres agricoles via le land grabbing. Par exemple, une tonne de blé importée économise 1.300 tonnes d’eau domestique. On le voit, les enjeux portent une fois encore sur les trois ressources primaires dont dépendent les besoins fondamentaux des populations : sol, eau, biomasse.

« D’un jour à l’autre, en forçant un peu le trait, la Sibérie deviendrait de facto chinoise. Sans coup de feu ni agitation de drapeaux. »

Concernant ces ressources justement, quels moyens d’action concrets la Chine met-elle en place pour subvenir à ses propres manques ?

C’est intéressant car les scientifiques chinois travaillent notamment sur la question de l’eau tout au long des nouvelles routes de la soie. Ainsi, ils évaluent la capacité de ressources en eau dans les pays partenaires, et je pense qu’ils vont lever le pied du point de vue des investissements dans les pays où cette ressource n’est pas assurée sur le moyen ou long terme. Les Chinois n’auront pas forcément les moyens d’entretenir à terme les infrastructures implantées dans l’énorme réseau que constituent les variantes des routes de la soie. Mais il peut revenir à ces pays d’assurer la pérennisation de ces structures dans leur propre intérêt économique, ainsi que dans celui de la Chine.

Les relations Chine-Russie semblent être au beau fixe malgré cette question sibérienne latente. À quoi doit-on s’attendre, étant donné leur appétence en ressources ?

La Chine et la Russie entretiennent une jolie façade. La Russie dépend de plus en plus économiquement de la Chine ; l’inverse n’est pas vrai. D’où une alliance très déséquilibrée. Le fait que la Russie ait engagé un conflit armé avec l’Ukraine embête apparemment la Chine. Mais cela arrange ses intérêts stratégiques, elle qui a la volonté et la capacité de mieux organiser et gérer le territoire sibérien – donc sol, eau, biomasse –, ce que les Russes n’ont actuellement pas les moyens de faire.

En somme, je pense que cela se fera un peu à la manière chinoise, qui consiste à monter en puissance jusqu’à ce que la situation bascule d’elle-même. D’un jour à l’autre, en forçant un peu le trait, la Sibérie deviendrait de facto chinoise. Sans coup de feu ni agitation de drapeaux.

Et quel rôle l’Europe peut-elle jouer dans tout cela ?

En remontant dans le temps et en attendant sa supposée indépendance énergétique, on aurait pu imaginer l’Europe œuvrant pour une Ukraine en tant que pont avec la Russie, pour expérimenter en Sibérie des alternatives afin de faire la paix entre les hommes, les milieux – dont l’Arctique – et les cultures. Au profit d’une civilisation que les grands récits des dernières décennies appellent de leurs vœux. Un projet civilisationnel auquel la Russie aurait pu consacrer un investissement au moins équivalent au coût de sa guerre en Ukraine et alentour. Est-ce trop tard ? Non, mais cela dépendra maintenant du destin à moyen terme du projet chinois de nouvel ordre mondial, donc des rapports de force avec les Américains. L’enjeu sibérien va relever les polarisations économiques et politiques des deux décennies à venir. Avec des contraintes socio-écologiques sans précédent. C’est là que l’Europe peut apporter sa pierre.

Maxence Depienne dans l’Arrière Cours

lecteurs@larrierecour.fr

 

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